Le viol du paysage : sur quelques toiles de Per Kirkeby à la galerie Almine Rech.

Reprise de ce blog après plusieurs mois d’interruption.

L’exposition Per Kirkeby à la galerie Almine Rech, réalisée avec la collaboration de la galerie Michael Werner, présente dix-huit oeuvres de l’artiste, tableaux et sculptures. En raison de sa proche fermeture, le 14 avril, on s’en est tenu, dans le présent article, au commentaire de quelques tableaux. 

 

 

Per Kirkeby Urwald, 1988, h/t, 250x365
Per Kirkeby, Urwald, 1988, huile/toile, 250 x 365 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

« La peinture est, par son ingénuité, ce que nous avons de plus apte à aller, à tâtons, au plus profond de la matière. » (Kirkeby, « La poésie picturale » in Bravura).

 Urwald, (« forêt vierge », la fiche de la galerie suggère « forêt primitive ») est le seul des quinze tableaux exposés ayant un titre, du moins autre que Untitled. Sans-titre, en toutes langues, est un énoncé récurrent dans l’œuvre du peintre danois, peut-être afin d’écarter quelque lecture trop réductrice. Ce titre, au demeurant, n’est pas nécessaire à la compréhension de la toile, car il s’agit précisément d’une œuvre où, dans cette tension si caractéristique de la peinture de Kirkeby entre figuration et abstraction, c’est la figuration qui semble l’emporter. On identifie au premier regard la forme qui occupe l’essentiel de la surface comme un arbre, ou des arbres : des troncs épais aux courbures puissantes qui jaillissent d’une même souche sombre, sorte de ventre informe, comme d’une énorme cépée, et que vient tout de suite couper le bord supérieur de la toile. « Les troncs des grands arbres. La partie inférieure de l’arbre, depuis l’extrémité des racines enfoncées dans la terre jusqu’à une certaine hauteur, encore libre de toute branche. Une stèle, une colonne tronquée… » note Kirkeby dans un texte étrange et complexe – mais ses écrits ne le sont-ils pas tous ? – où il évoque pêle-mêle, à propos de la représentation des arbres, Seghers, Altdorfer, Baldung Grien, Dürer et … Prince Vaillant (« Troncs », in Bravura).

Sur la droite de cette masse opaque, une rangée serrée de racines projette ses pseudopodes, trop semblables et mous, tels les tentacules d’un poulpe primitif – ici la  maladresse calculée de la peinture épouse avec une rare justesse le caractère archaïque du sujet – qui tenterait de boucher bien vite l’échappée lumineuse où s’esquissent les courbes emboîtées d’un paysage. En contraste, sur la gauche, une forme unique, pleine, musculeuse, enveloppe les troncs, et fouette l’air, comme un corps de murène sans tête. La couleur est celle de la terre, d’un humus aux nuances multiples au sein d’une gamme réduite, de la fourrure fauve au noir goudronneux. Cela gonfle et prolifère. Dans une étonnante interpénétration des règnes, le végétal est secrètement contaminé par l’animalité. Aucune structure cristalline ou rocheuse, comme souvent chez l’artiste, aucune suggestion des fameuses falaises du Groenland, souvenir de ses expéditions au temps où, spécialiste de géologie quaternaire arctique, il arpentait le Grand Nord. Rien qu’un monde fangeux, reptilien, suffocant. Est-ce un paysage? Pas d’horizon, pas d’atmosphère, une profondeur certes, mais celle de la matière même, le grand format accentuant une impression d’écroulement vers le spectateur. Et surtout, rien de la séduction attendue que l’on associe paresseusement au mot paysage. Mais il s’agit bien de la nature, ce qui est différent, nature protéiforme, en état de perpétuelle genèse. Et, tout à coup, près du bord droit du tableau, cette chose bleue, torsadée et bifide, qui se dresse et s’enroule, une plante peut-être, d’une espèce inconnue. On sait que Kirkeby travaille ses toiles par couches successives, chacune effaçant et obturant la précédente, ou ménageant des interstices de vision, mais là, on n’est pas loin du Chef-d’œuvre inconnu, où la petite antenne bleue, qui semble résister à l’engloutissement, jouerait le rôle du pied féminin qui émerge seul du chaos.

Urwald fait penser à certaines toiles des peintres cités plus haut, mais aussi à Ruysdael, à ses marécages boisés et paysages par temps d’orage, aux grands arbres tourmentés qu’une force tellurique viendrait tordre plus encore et soulever. Car il semble ici que la terre soit la proie d’un spasme violent, tel que peut en rêver un artiste qui évoque lui-même son « état d’âme forcené ». Ou encore que l’on se trouve à ce moment où la genèse et la ruine se croisent et se confondent, où la perception du monde oscille entre celle de Robert Smithson pour qui la terre « sujette au cataclysme, est un maître cruel » et celle de Joseph Beuys qui voulait préserver dans le marécage le bouillon de culture primitif et vital. « La beauté n’existe que négativement, à titre de contre-épreuve de l’imminence de la mort. Voilà les racines pornographiques de beaux arbres » écrit Kirkeby, qui conteste, pour ce qu’il véhicule de trop apaisé et contemplatif, le terme « paysage » à propos de sa peinture « car alors, dit-il, mes tableaux seraient pornographiques car je viole les paysages » ( The pornographic Paysage, a poscript, 1995)

L’élan du geste qu’on imagine rapide, le brutal « télescopage des champs chromatiques » (Lóránd Hegyi), la hardiesse intuitive des solutions plastiques, tout cela pourrait suggérer un travail fondé sur la spontanéité, la confiance faite à l’instant, au risque, à l’emportement, plutôt qu’à de longues recherches. Et, par conséquent, une relation à la peinture privilégiant l’instinct sur la connaissance. Tout ce que l’on sait de la pratique de l’artiste conduit à nuancer cette impression. Les visiteurs de son atelier à Copenhague évoquent la bibliothèque contigüe, et les empilements d’ouvrages ouverts aux pages qui, à ce moment, intéressent l’artiste. Siegfried Gohr décrit ainsi le rapport que Kirkeby entretien avec l’histoire de l’art : «  Complètement dégagé des jugements sur l’art historique, il y prend ce qu’il considère comme utile ». En se jouant délibérément des anachronismes : ainsi la querelle des iconoclastes lui rappelle la confrontation entre Minimal Art et peinture figurative, soit cette dialectique entre « le pur » et « l’impur » qui l’a beaucoup occupé dans sa jeunesse. Ou encore en prenant le contre-pied de la doxa relative à l’art de Schwiters, par la réhabilitation de ses paysages norvégiens, d’un réalisme d’ordinaire considéré comme peu recevable au regard de la modernité du reste de l’œuvre.

Lui-même est auteur d’un très grand nombre de publications, poèmes, romans, essais, en particulier essais monographiques sur des artistes de toutes les époques, de Bellini, Michel-Ange, Le Greco, à Giacometti, Munch, Schwitters, Picasso en passant par Delacroix, Rodin, Gauguin, Manet, Turner… Citant Salvatore Rosa : «  Bisogna che i pittori siano eruditi » (il faut que les peintres soient érudits), dit-il. Le plus important recueil de ses textes, Bravura, a fait l’objet d’une traduction française. Son style y est aussi heurté et puissant que sa peinture, et ses propos résistent parfois à la compréhension pour un lecteur insuffisamment informé de l’histoire de l’art scandinave. Mais, en dépit du fait qu’il s’agit de textes assez anciens – écrits entre 1978 et 1981- on y trouve encore bien des clés pour la compréhension de son art.

C’est cependant d’une autre source, Le crayon de la nature, écrit en 1978 et publié en 1984 lors d’une exposition à Strasbourg, que l’on s’inspirera pour commenter les deux tableaux qui se font face et s’étirent en longueur (Untitled, 1998, sur cinq mètres et Untitled, 1999, sur six mètre et demi), dans la même salle qu’Urwald. Si l’univers d’Urwald était végétal et organique, on entre là dans le monde minéral, peut-être plus représentatif de l’œuvre de l’artiste.

Kirkeby Untitled, 1998, 300x500 cm
Kirkeby, Untitled, 1998, huile/toile, 300 x 500 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

Les notions de stratigraphie, de sédimentation, sont, chez Kirkeby, à comprendre de deux manières. La première concerne la composition du tableau par empilement de bandes horizontales, de haut en bas, d’un bord à l’autre du cadre, à la façon d’une roche ou d’une architecture litées. Une des toiles décisives, Ohne Titel (Laesø), 1994, sous-titrée du nom de l’île où séjourne fréquemment l’artiste, peut être considérée comme exemplaire de ce mode de composition, qui se retrouve ensuite dans bon nombre de tableaux. On y voit, comme dans Untitled, 1998, la superposition de ces bandes effrangées, d’un chromatisme beaucoup moins contrasté, sans doute, mais pareillement zébrées de hachures verticales.

Par ailleurs, un travail par strates s’opère également dans la profondeur de la matière et non plus sur la surface du tableau. Il s’agit d’une technique picturale par recouvrement de couches de matière colorée plus ou moins opaques ou transparentes, dans un jeu constant entre le dessus et le dessous, selon un mouvement incessant perceptible pratiquement dans toute l’œuvre peinte de l’artiste.

« Les couches, sont très souvent décrites par Kirkeby comme la translation d’un processus géologique à une pratique picturale » note Siegfried Gohr, qui oppose cette vision de la peinture à celle, américaine, d’un Clement Greenberg, privilégiant l’étendue et la pure surface. Dans le Crayon de la nature, l’artiste écrit : «  …je considère mes peintures comme une addition de structures. Une sédimentation, faite de couches extrêmement ténues. Ce n’est qu’au comble de la fureur qu’apparaît une couche épaisse. C’est une stratification en principe infinie. Mais ce qui est frappant, c’est que même si le motif et la couleur d’une nouvelle strate sont tout à fait différents, c’est la structure sous-jacente qui perce. Elle contamine. Et telle est la condition de l’aspect de la roche au moment où, la sédimentation s’arrêtant pour quelque raison, il y a soulèvement, au-dessus des eaux et exposition »,       (« exposition » est un terme employé, précise-t-il, pour désigner le soulèvement des masses continentales). On trouvait déjà dans Bravura, cette thématique : puisque toute peinture procède par couche, Kirkeby distingue les œuvres « synchrones », dans lesquelles « toutes les couches tendent vers la même image » et « non synchrones » soit « celles ou chaque couche produit une nouvelle image. Comme dans un principe de sédimentation géologique, avec ruptures et discordes ».

Per Kirkeby, Untitled, 1999,300x695 cm
Per Kirkeby, Untitled, 1999, huile/toile, 300×695 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

Dans le second tableau, Untitled, 1999, on reconnaît dans la partie inférieure une de ces bandes horizontales, verticalement hachurée de jaune. Elle sert de lit à cinq formes oblongues, serrées les unes contre les autres, dont la partie supérieure est coupée par le bord du tableau, ce qui en souligne la monumentalité. Dans un relatif effet de perspective peu profonde, des formes semblables, vertes, puis rouges, se devinent derrière les premières, grâce à une disposition assez systématique, en quinconce.

Alternativement brunes, voire presque noires, et jaune vif avec un noyau sombre, ces formes semblent là encore appartenir au règne minéral. Leur cavité sombre évoque une géode ouverte, leur structure en auréoles concentriques des nodules d’agate géants livrant au regard leur précieux contenu, leurs formations rayonnantes le cœur d’une marcassite brutalement exposée à la lumière. On est devant quelques-uns de ces gemmes qui flamboient d’ordinaire, invisibles, et protégés par une gangue terne, dans les profondeurs de la terre, tandis que les filets blancs qui parcourent les énormes œufs noirs ressemblent aux veines du marbre.

Per Kirkeby, Untitled, 1999, détail
Per Kirkeby, Untitled, 1999, huile/toile, détail, Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

Certaines descriptions, par Roger Caillois, du monde minéral, peuvent faire songer à la peinture de Kirkeby. Ainsi : « Enfin de terribles creusets souterrains ont modelé les volumes scoriacés des métaux natifs. Ils semblent continuer de se hérisser et presque d’exploser : partout déchirés, partout agressifs et rebelles, ils fixent les sursauts d’une matière courroucée qui se bat, qui se rebiffe où et comme elle peut. » Ou encore : « …rescapée de l’univers des ébullitions et des incandescences, des pressions inexpiables, des heurts, et des déflagration irrésistibles, prend naissance la beauté pathétique de la matière malmenée qui a trouvé son repos » (Pierres).

La grande dimension de l’œuvre, au regard des quelques exemples de minéraux auxquels on a songé, incite aussi à rappeler ce passage de Bravura, « Agrandir le détail », où Kirkeby évoque la pratique de nombreux paysagistes (il parle de Gainsborough, mais il y aurait bien d’autres exemples), qui consiste à ramasser des objets naturels, entre autres des cailloux, afin de s’en inspirer pour peindre des montagnes. Un passage du microcosme au macrocosme que l’on croit voir parfois à l’œuvre dans sa peinture.

Toutefois, demeure la question : si l’on ignorait tout des rapport de Kirkeby avec la géologie, si l’on n’avait pas lu ses textes où il convoque si souvent le minéral, parfois avec humour – qualifiant par exemple les « blocs erratiques », c’est-à-dire venus d’un autre site que celui où on les trouve, de « pierres avec l’adresse de l’expéditeur »-, si l’on n’était pas informé de son intérêt pour le peintre suisse Caspar Wolf (1735-1783), qui consacra son œuvre à la description de sites alpins qu’il fut l’un des premiers à étudier dans une aussi grande proximité, dans des œuvres qui cependant frôlent le fantastique… que verrait-on, en fin de compte, dans ce tableau?  Peut-être de grands soleils enfouis.

Per Kirkeby, Untitled, h/t, 180 x140 cm
Per Kirkeby, Untitled, huile/toile, 180 x 140 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

Le lien est en effet assez flagrant avec un tableau de taille plus modeste, dans la même salle, Untitled, 2011 : une forme ovoïde, cassée au milieu, et dont les deux parties sont décalées, l’une d’un rouge orangé un peu éteint, l’autre d’un jaune pâle, de part et d’autre d’un plan manifestement liquide. Motif récurrent chez Kirkeby, où l’on pourra deviner, peut-être, un soleil couchant et son reflet, et dont les formes sont plus ou moins brisées, les structures plus ou moins rayonnantes, traitées le plus souvent sur un mode tout à la fois romantique et fortement dramatique .

Per Kirkeby, Untitled, 1999, h/t, 300 x 500 cm
Per Kirkeby, Untitled, 1999, huile/toile, 300 x 500 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

On ne saurait douter un instant du caractère aquatique du lieu décrit dans la toile qui occupe le fond de la même salle, Untitled, 1999. Etrange face à face, à travers l’espace, de cette surface stagnante, silencieuse, inquiétante, qui, si grand que soit le tableau, semble devoir se prolonger hors champ, indéfiniment, avec la composition centrée et furieuse d’Urwald. L’accrochage de cette grande salle est remarquable par la confrontation des éléments et des règnes qu’elle suggère. Une œuvre postérieure (2005), plus petite, mais qui ressemble étrangement à ce tableau s’intitule, dans sa version anglaise, Gentle Lapping of Wawes, Green, toile zébrée de verticales noirâtres, où derrière d’épais rideaux verts que chevauchent des graphismes en éventails également verts et transparents, se laisse entrevoir un peu de rose.

Les grandes dimensions de Untitled, 1999, font que l’on marche le long du tableau comme le long des grands Nymphéas de l’Orangerie, référence qui vient aussitôt à l’esprit. Cependant, il y a quelque chose de glacé dans ces verts presque phosphorescents étalés sur l’eau noire, une sorte de mise à distance par le réseau de fines mailles brunes jetées comme un filet par dessus toutes choses (un procédé fréquent chez Kirkeby), qui font que l’on se sent plutôt éloigné de l’aspiration fusionnelle avec la nature qui semble animer le peintre des Nymphéas au soir de sa vie. Il est vrai que Kirkeby a de l’art de Monet une vision particulière, en réaction, toujours, contre l’accent mis sur la séduction de la peinture de paysage – et là il est probable qu’il songe à la réception de sa propre peinture. Des toiles du peintre impressionniste, il dit : « … je n’y ai jamais trouvé ce calme bienfaiteur et ce plaisir dont j’ai si souvent entendu parler. Au contraire, elles sont dangereuses pour moi, infestées – un marécage. » Ou encore : « C’est un courant, une rivière qui emportent les nénuphars et les visages de la mort sur son passage. Un courant comme celui que l’on trouve chez Debussy et chez Joyce. Et ceux qui naviguent sur le courant de la splendeur matérielle vivent dangereusement.» (« Monet » in Bravura).

Untitled, 2012, h/t, 180 x 295 cm.
Untitled, 2012, huile/toile, 180 x 295 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

C’est une table, ou un autel rustique, que l’on voit dans deux des œuvres exposées dans les salles suivantes, une huile sur toile et une tempera aux couleurs légèrement plus laiteuses, une table massive qui semble portée par une lourde structure de bûches, dont on distingue clairement, en un endroit, les veines en auréoles concentriques (on se souvient qu’une série de toiles de 1994 porte le titre Bois suivi d’un numéro, série qui suggère, pour les entrelacs transparents évoqués plus haut, souvent l’ultime couche des tableaux, une origine dans les dessins d’une écorce). Des coupes, que l’on devine lourdement ornementées sont renversées, des draperies, bleues ou vertes effrangées, s’effondrent, vestiges de violences inexpliquées. Mais surtout, ce qui frappe, c’est ce courant horizontal qui semble entraîner les masses colorées. Là encore on songe au passage de Bravura évoquant des « tableaux avec des nappes », « l’horizon du bord de la table » et « le mouvement latéral » qui emporte les objets. (« Nature morte », in Bravura).

Per Kirkeby, Untitled, 2006, 200 x250
Per Kirkeby, Untitled, tempera/toile, 2006, 200 x250,Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.
Untitled, 2001, h/t, 90x30 cm
Untitled, 2001, h/t, 90×30 cm
Untitled, 2001, h/t, 90 x30 cm.
Untitled, 2001, h/t, 90 x30 cm.

Quand au deux petites toiles verticales, elle détonnent par leur délicatesse, leur format de kakémono, et leurs dimensions, au milieu de cet ensemble. Ont-elles été pensées en pendants ? L’une semble animée d’un mouvement ascensionnel vers un astre bleu sombre où se dessine comme une figure, l’autre au contraire montre des formes festonnées, telles des voilages, qui descendent sur la surface depuis le haut du tableau.

 

S’il est des oeuvres où, comme on l’a vu, les formes denses et serrées, aux contours affirmées, aux couleurs intenses et violemment contrastées ont la dureté de la pierre, il en est d’autre, tel Untitled 1985, où se dessine, exactement à l’opposé, un monde ouvert, lâche, hésitant, qui semble se liquéfier, en voie d’effacement sous d’épaisses dégoulinures blanches, avec par endroit des effets d’aquarelle. Sans doute un regardeur plus informé que je ne le suis de la peinture de Kirkeby saurait indiquer l’origine de cette étrange et grande chose grise, partiellement cernée d’un tracé noir, qui avance deux vagues pattes molles parmi ce qui pourrait être des troncs. Tandis que, par endroit dans les hauteurs, un curieux quadrillage se dessine, qui semble venir du revers de la toile…

Per Kirkeby, Untitled, 1985,300 x 450 cm.
Per Kirkeby, Untitled, huile/toile, 1985, 300 x 450 cm., Courtesy Almine Rech Gallery and the artist.

Tout en bas, sur la droite, il y a une grosse tache noire, massive, informe, au contour irrégulier. Rien de reconnaissable dans ce motif incongru et purement abstrait. Et pourtant, indiscutablement, par le jeu d’une rime plastique avec l’angle droit du tableau, cette tache est « assise »,  le « dos » contre la bande de couleur verte qui vient fermer l’espace. On peut voir une sorte d’humour dans le traitement de cette forme non identifiable et pourtant humanisée…

En dépit de la violence sourde des mouvements tectoniques, des ruptures de ton agressives, des accidents soudains et provoqués, «  un état des choses immuable et fondamental est à l’œuvre dans cette peinture », note Lóránd Hegy qui voit dans les tableaux de Kirkeby « un étrange naturel et une objectivité évidente ». « Naturel », « objectivité », c’est sans doute là ce que l’artiste appelle « réalité » : « L’art pictural est la réalité. C’est pourquoi j’en suis malade quand un tableau n’est pas réussi, quand il part en morceaux, physiquement malade, parce qu’il n’y a nulle part où aller, aucune réalité. Elle n’existe que lorsque le tableau est réussi, je retrouve alors la paix pour un moment. » (« Troncs », in Bravura).

 

Sources :

Catalogue Per Kirkeby, Musée des Beaux-Arts de Nantes, texte : Eric Darragon, 1995.

Catalogue Per Kirkeby, galerie Vidal-Saint Phalle, texte : Lóránd Hegy, Paris, 2014.

Per Kirkeby, Bravura, Beaux-Arts de Paris éditions, collection Écrits d’artistes, traduction Anne Catherine Abecassis. Avant-propos Jonas Storsve, Paris 2017.

Catalogue Per Kirkeby, Musée d’art moderne, Strasbourg, texte : Kirkeby,     « Le crayon de la nature », 1984.

Siegfried Gohr (sous la direction de), Per Kirkeby. Polardwind und leiser Wellenschlag. Polar Breeze and Gentle Lapping of Waves, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, Allemagne, 2015.

Communiqué de presse de la galerie Almine Rech, extrait du texte de Dieter Buchlart, à paraître dans le catalogue de l’exposition.

Roger Caillois, Pierres, Gallimard, Paris, 1966.

Honoré de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, 1931-1948

 

Images : photographies de l’auteur.

Les 18 œuvres exposées sont visibles sur le site de la galerie www.alminerech.com