« Longueur, largeur, hauteur et profondeur… » Marc Couturier à l’Espace Muraille, Genève.

Barque en bois transformée, 410x110x40 cm, espace Muraille.
Barque. Barque en bois transformée, 410x110x40 cm, vue de l’installation dans l’ Espace Muraille, 2017.

Deux expositions où l’on pouvait voir des oeuvres de Marc Couturier à Paris, Plastique à la galerie Laurent Godin et Jardins au Grand Palais ferment ces jours-ci. L’importante exposition Marc Couturier. Voyage, voyage, des aucubas aux dames de nage, à l’Espace Muraille de Genève se poursuit jusqu’au 26 août. La Villa Datris à l’Isle-sur-la-Sorgue montre une œuvre de l’artiste jusqu’au 1er novembre. Tandis que Highlights, présentation de la collection de la Fondation Cartier au Seoul Museum of Art, Corée du Sud, a été l’occasion de nouvelles créations et se termine le 15 août.

La feuille d’Aucuba.

Aucuba, vue de l'installation sur la porte d'entrée de l'Espace Muraille
Aucuba, vue de l’installation sur la porte d’entrée de l’Espace Muraille, 2017.

Sur le carton d’invitation de l’exposition Marc Couturier. Voyage, voyage, des aucubas aux dames de nage, à L’Espace Muraille de Genève, la photographie d’une feuille d’aucuba brillante se détache sur un fond noir mat. Le visiteur retrouve cette image dans un caisson lumineux dès l’entrée de l’exposition. Il vient de refermer derrière lui la porte vitrée entièrement couverte d’un film sérigraphique dont le motif continu de constellations jaunes sur un fond vert, si étrangement semblable à un ciel étoilé, est emprunté au même végétal, buisson ornemental très répandu dans les espaces publics.

Feuille d'aucuba, caisson lumineux ( reflet de la porte d'entrée de l'Espace Muraille).
Feuille d’aucuba, caisson lumineux (et  reflet de la porte d’entrée de l’Espace Muraille).

Cueillie à l’origine sur la tombe d’une enfant, la feuille d’aucuba est pour Marc Couturier une sorte de talisman, dont l’occurrence est constante tout au long de son œuvre. Tantôt il en respecte le contour simple de mandorle dentelée naturellement stylisé comme un motif de blason, tantôt il n’en conserve que le mouchetage indéfiniment répété sous la forme d’un film sérigraphique électrostatique, dont il couvre les parois de verre, depuis celles d’une petite serre dite Serre sidérale aux vitraux du chœur de l’Eglise Saint-Léger d’Oisilly, Côte-d’Or, en passant par la verrière de l’atelier Zadkine.

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« Les beautés météorologiques » de Jacqueline Salmon.

Jacqueline Salmon,Panorama du port du Havre, matin, carte des vents,épreuve pigmentaire,dessin à l'encre de Chine, contrecollage sur Dibond, 2016
Jacqueline Salmon, Panorama du port du Havre, matin, carte des vents, épreuve pigmentaire, dessin à l’encre de Chine, contrecollage sur Dibond, 82 x 300 cm, 2016

L’exposition Jacqueline Salmon. Du vent, du ciel, et de la mer… au Musée d’art moderne André Malraux (MuMa) du Havre s’est terminée le 23 avril. Ce texte est donc, une nouvelle fois, « écrit pour mémoire ». Toutefois un grand nombre des oeuvres montrées au MuMa sont actuellement visibles dans l’exposition Jacqueline Salmon.  Temps variable-Etudes d’après nature  à la galerie Michèle Chomette, à Paris, 24 rue Beaubourg (Premier Tour jusqu’au 30 avril, Second Tour  10 mai-30 juin). Le 30 avril, 15h-18h, l’artiste dessine en public une carte des vents. 

« J’aurais voulu tisser des connivences avec tous les photographes qui ont fait du ciel un sujet » note Jacqueline Salmon sur l’un des cartels de son exposition au MuMa. De fait, les citations de photographes y apparaissent nombreuses, mais tout autant les références aux travaux des scientifiques, météorologues, géologues, botanistes, géographes. Et c’est sans doute avec les peintres, particulièrement ceux représentés dans le musée, qu’elle dialogue le plus intensément. C’est en effet une des caractéristiques de son travail de pratiquer une forme particulière de in situ en s’appuyant sur les collections de l’institution invitante.

Reproductions, juxtapositions, confrontations, surimpressions, incrustations… L’extrême souplesse et la plasticité de la photographie numérique permettent tous les rapprochements, croisements et métissages entre les images, par-delà les époques et les disciplines. De là une impression saisissante de profusion, le sentiment d’embrasser tout un univers. Mais dans ce théâtre de lumière qu’est le musée en bord de mer, c’est toujours le temps, le temps qui passe (l’artiste préfère dire « le temps qu’il est ») et le temps qu’il fait qui tiennent les premiers rôles, comme autrefois dans les Cathédrales de Monet.

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Dans le secret de la nuit. Anne-Charlotte Finel.

Anne-Charlotte Finel, Entre chien et loup, 2015, HD, couleur 5'44'', musique Luc Kheradmand
Anne-Charlotte Finel, Entre chien et loup, 2015, HD, couleur, 5’44’ ‘, musique Luc Kheradmand

« Je filme lorsque la lumière s’échappe, se raréfie : à l’aube, au crépuscule, à l’heure bleue ou la nuit » dit Anne-Charlotte Finel. « L’heure bleue », c’était le titre d’un joli film d’Eric Rohmer (Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, 1987) dont les actrices guettaient à l’aube ce moment suspendu, silencieux, qui précède les premiers chants d’oiseaux. On est, avec la vidéaste, sur un tout autre registre, car s’il est des aubes dans son œuvre, celles-ci sont singulièrement crépusculaires.

La première fois que j’ai vu son travail, c’était au Musée de la chasse et de la nature, lors de la projection d’une série de films de jeunes réalisateurs autour de thèmes animaliers. Elle avait alors obtenu le prix Sommer pour Entre chien et loup, également montré lors de l’exposition hors les murs du Palais de Tokyo, « Le parfait flâneur », pendant la Biennale de Lyon 2015. J’ai ensuite revu ce film en 2016 à la galerie Jousse Entreprise, où j’ai aussi découvert l’extraordinaire Barrage. Il y eu ensuite La crue, et Molosses, au Salon de Montrouge. De toutes ces œuvres, une seule, La crue, est visible en ce moment à la galerie Edouard Manet de Gennevilliers, les autres étant, pour moi du moins, jusque là inconnues, et toutes datées de 2016. Ce qui témoigne d’une production intense.

Anne-Charlotte Finel,La crue,vidéo HD,couleur,6'32' ',
Anne-Charlotte Finel, La crue, vidéo HD, couleur,6’32’ ‘

Entre chien et loup : c’est, on le sait, une expression populaire très ancienne pour désigner l’heure ambiguë et dangereuse où la lumière insuffisante ne permet plus de distinguer l’ami de l’ennemi. Ici, sur une hauteur, un groupe de cervidés évolue dans une ombre qui va s’épaississant. Le spectateur mettra quelques secondes à distinguer dans le fond de l’image de grands immeubles éclairés qui révèlent la proximité d’une ville, alors qu’on aurait toutes les raisons de se croire, sinon en pleine forêt, car les arbres dénudés par l’hiver sont de faible envergure et la végétation assez pauvre, du moins en lisière d’un bois. Si l’on considère que la qualité première d’une image est une bonne définition, on est à coup sûr en présence d’une très « mauvaise » image : une poussière mobile plus ou moins scintillante, pixellisation trop visible qui évoque la « neige » des anciennes télévisions en panne, brouille la vision. La gamme de couleurs, restreinte entre un brun verdâtre et un bleu fade, tend vers un noir et blanc sans aucun contraste. Tandis que l’on s’efforce de percer la brume artificielle qui vient noyer les contours de toutes choses, et de comprendre où se trouvent exactement ces animaux fantomatiques étrangement proches des hommes, la silhouette d’un joggeur traverse tranquillement l’écran d’un bord à l’autre, au petit trot. Il passe au second plan, entre les biches et la métropole dont les lueurs dans le lointain s’affirment avec la tombée de la nuit, sans que cela au demeurant semble émouvoir les bêtes. Présence à première vue incongrue comme un trait d’humour involontaire, mais qui conclut au plus juste cette exploration d’un espace intermédiaire et mal différencié, zone sans caractère et par là ouverte à tous les possibles.
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Le démon de l’analogie.

Vue de l'exposition. au premier plan : Raphaël Zarka, Les récifs, 2013,béton, bois, chacun 332x136x73 cm
Vue de l’exposition. Au premier plan : Raphaël Zarka, Les récifs, 2013, béton, bois, chacun 332x136x73 cm

Le présent article est plutôt « écrit pour mémoire », l’exposition Aurélien Froment et Raphaël Zarka aux Abattoirs de Toulouse s’étant terminée le 8 janvier…  

 Dès l’entrée, à la vue de l’aménagement du grand hall, avec son jeu d’écrans, dépouillé comme une architecture traditionnelle japonaise, laissant de nombreuses échappées au regard, et ses tables blanches au sobre quadrillage géométrique, s’impose la conception très particulière de cette exposition à quatre mains. Deux artistes d’une même génération (Aurélien Froment est né en 1976 et Raphaël Zarka en 1977) entrecroisent leurs œuvres. Si cette introduction est d’abord consacrée au travail de Froment prenant pour objet la méthode pédagogique de Friedrich Fröbel, les œuvres de Zarka viennent s’y intégrer sans rien perdre de leur force et de leur autonomie. Il ne s’agira jamais, en effet, de juxtaposer simplement les travaux des deux artistes et pas davantage de les confondre, mais, avec l’accompagnement du commissaire Olivier Michelon, de mettre en espace un dialogue soutenu sans doute des années durant.

Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, 2013, détail objets:laine, table : contreplaqué laminé et aluminium
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, 2013, détail, objets : laine, table : contreplaqué laminé et aluminium
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, détail, photographie
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, détail, photographie

Friedrich Fröbel (1782-1852), pédagogue allemand, fut le concepteur  des jardins d’enfants (kindergarten) qui visaient à initier les plus petits à la vie collective. Il créa également un jeu éducatif, dont les matériaux, bois ou tricot, sollicitaient le toucher, et dont les formes simples invitaient à diverses combinaisons. C’est ce jeu qui se trouve à l’origine de l’œuvre de Froment, dans laquelle l’invention de Fröbel devient à son tour objet d’étude (Fröbel Fröbelé, 2013). Le visiteur pourra trouver cette référence à un personnage sans doute aujourd’hui connu des seuls spécialistes étrangement sophistiquée, voire gratuite. Mais il découvrira qu’il est un trait commun aux deux artistes : celui de ne jamais, ou presque, créer de novo, mais toujours à partir d’un « déjà-là », une forme du monde qu’ils vont choisir, au hasard des rencontres, dans les univers culturels les plus érudits ou les pratiques populaires les plus variées. Continuer la lecture de « Le démon de l’analogie. »

La pêche miraculeuse de Mark Dion.

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Mark Dion, Fieldwork IV, 2007

L’exposition Fieldwork IV consiste en une unique installation dans la salle principale du CAIRN Centre d’art de Digne-les-Bains : une longue tente dont les arceaux soutiennent une bâche en plastique transparente qui permet au spectateur d’examiner tous les objets collectés et stockés dans une sorte de laboratoire de campagne, impénétrable, mais dont le contenu, aussi hétéroclite que parfaitement ordonné, est entièrement offert au regard. A première vue, cet inventaire à la Prévert se compose pour l’essentiel de déchets parmi lesquels dominent les bouteilles de diverses origines, les cannettes vides toutes cabossées, les ballons de foot défoncés et les balles de tennis déchirées, des restes d’emballages de polystyrène, des jouets naufragés ( en particulier quatre petits canards de plastique jaune portant des lunettes de soleil ), mais où l’on trouve aussi des vestiges peut-être archéologiques, des débris de squelettes d’animaux, et, pour une modeste part de cet ensemble, une faune aquatiques comprenant plusieurs spécimens d’anguilles, de poissons plats, et un hippocampe. La conservation des animaux dans des bocaux étiquetés qu’on imagine emplis de formol, le regroupement des petits objets dans des boîtes où l’on classe d’ordinaire insectes et papillons, rappellent d’emblée le musée de sciences naturelles.

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S’ajoute à cela un placard de vestiaire et un porte manteau où sont rangés des tenues imperméables et des tabliers dont on comprend qu’ils appartiennent aux chercheurs qui ont procédé à la collecte et à la classification, sans doute provisoire, de cet étrange butin, et qui semblent s’être absentés un instant, laissant là également leurs outils et instruments. Tout, dans cette mise en scène semble suggérer un  work in progress, une collecte scientifique encore en cours. Continuer la lecture de « La pêche miraculeuse de Mark Dion. »

Formes finies de l’infini : Sublime. Les tremblements du monde.

Adien Missika, Darvaza, 2011, vidéo, 8mn30, gal.Bugada et Garnel,Paris et Nouveau musée de Monaco.
Adrien Missika, « Darvaza », 2011, vidéo, 8mn30, gal.Bugada et Gargnel, Paris, Nouveau musée national de Monaco.

 C’est la vidéo d’Adrien Missika, Darvaza, déjà montrée en début d’année à la Fondation EDF, qui introduit l’exposition Sublime. Les tremblements du monde au Centre Pompidou-Metz. Dans le Turkménistan, non loin d’un village aujourd’hui rasé, sur un sol sans végétation aucune, uniformément plat, sous une lumière verdâtre et crépusculaire, se dessine le contour irrégulier, découpé avec une incroyable netteté, d’un cratère rougeoyant. L’apparition, en l’absence de tout relief volcanique, de ce gouffre de feu, semble irréelle et d’une saisissante beauté. De fait, ce prodigieux phénomène n’est en rien une irruption, mais la combustion continue du méthane s’échappant dans une cavité due à un effondrement de terrain, d’environ soixante dix mètres de diamètre et profonde d’une trentaine de mètres. Depuis 1971, sans discontinuer, les flammes lèchent les parois caillouteuses de cette « porte de l’enfer ».

Le visiteur sera ainsi confronté, au moins dans la première partie de l’exposition, à une forme particulière du sublime, celle du « sublime naturel », qui désigne les spectacles les plus sauvages que nous offrent, ou nous imposent, les caprices de la nature : tempêtes, foudre, volcans, flots déchaînés, avalanches, tremblements de terre, entre autres. Mais, puisqu’après tout il se trouve dans un musée, loin des déchaînements de la terre et du ciel et protégé de leur violence, cette expérience sera en quelque sorte médiatisée par la vision d’autrui, essentiellement – mais, on le verra, non exclusivement – par celle des artistes.

Par ailleurs, il est possible que la fournaise turkmène soit fort peu naturelle et qu’elle ait été le fruit de l’imprudence humaine. Des forages ayant provoqué l’effondrement du sol, il aurait été décidé d’enflammer le gaz qui s’en échappait, dans l’espoir trompeur que celui-ci s’épuiserait assez vite. Ainsi Darvaza nous introduit également à la thématique seconde de l’exposition, qui traitera de l’anthropocène, où l’on verra que l’homme à son tour a la redoutable capacité de susciter ces « tremblements du monde ». Continuer la lecture de « Formes finies de l’infini : Sublime. Les tremblements du monde. »

Un sillage sur l’eau noire… Stéphane Thidet, Solitaire.

 

Solitaire is a site specific art installation by Stephane Thidet in the old sacristy at the College des Bernardins in Paris.
« Solitaire », 2016, bois,eau, suspension, moteurs, Collège des Bernardins, Paris.

Le visiteur qui pénètre dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins doit d’abord s’accoutumer à l’obscurité avant de distinguer, un peu en contrebas de la plateforme de bois sur laquelle il se trouve, un plan d’eau inaccessible, au–dessus duquel deux grands troncs d’arbres, munis encore de quelques branches, nus et blancs, suspendus par des filins au sommet des hauts piliers, tournent lentement sur eux-mêmes, en sens contraires. L’un est horizontal et présente une forte courbure. Il est hérissé à l’une de ses extrémités de saillies, d’appendices étranges qui se déploient en éventail, de protubérances semblables à des apophyses osseuses. Le deuxième tronc semble un peu plus en retrait. Accroché la tête en bas, parallèle au pilier, il est de forme plus simple. L’un et l’autre, par une extrémité, effleurent la surface de l’eau qu’ils marquent d’un très léger sillage, dessinant un cercle qui s’efface presque aussitôt. La faible lumière fait naître sur l’écran du mur un jeu complexe et constamment changeant entre les ombres puissantes et le reflet frémissant de l’élément liquide, qui semble dématérialiser la pierre. Continuer la lecture de « Un sillage sur l’eau noire… Stéphane Thidet, Solitaire. »

Azurasein, vestige du futur

« Azurasia », extrait de la sérieTV, photogramme, 35×70 cm, 2014-2015 (le Derviche conquérant).

Un jour de mars 2016. Il est 14h.30 dans la Villa du Parc, à Annemasse. Mais, à travers les vitres obscurcies pour les besoins de la projection, il semblerait que la nuit tombe sur le parc Montessuit, plutôt désolé sous la pluie. Une ambiance qui convient tout à fait au propos d’Azurasein. L’exposition déroule sur deux niveaux l’uchronie (ainsi qu’on nomme une réécriture de l’histoire à partir d’un passé modifié), à laquelle Nicolas Moulin consacre depuis plusieurs années une partie de son œuvre. Certaines pièces déjà montrées viennent s’insérer dans un ensemble alternant photographies truquées, vitrines, films, textes de pure science-fiction sobrement proposés sur des tables de lecture, diaporama, sculpture, sans omettre le son.

En prologue, l’installation Subterannean se compose de trois rétroprojecteurs à rhodoïds tout à fait obsolètes. Montés sur des socles d’acier et munis de moteurs qui font défiler bruyamment la feuille de rhodoïd entre deux cylindres, ceux-ci occupent l’espace comme des sculptures. Les images projetées sur les murs, dont les angles coupés aux quatre coins suggèrent un encadrement désuet, apparaissent transparentes et pâlies, fantomatiques, en contraste avec ce qu’elles montrent, ces immeubles cyclopéens d’une mégapole de béton inachevée. En dépit de son aspect agressivement moderne, on songe à la Cité des Immortels dont Borges écrit que « les dieux qui l’édifièrent étaient fous» (L’Aleph). Dans ce qui aurait dû être une fourmilière humaine, toute vie semble s’être arrêtée. Seul règne un silence palpable qui n’est pas sans rappeler cette autre œuvre de Nicolas Moulin, Vider Paris (2001), où l’on reconnaissait à ses monuments la ville désertée aux immeubles murés jusqu’au second étage. La netteté des volumes et les murs lisses de la ville morte excluent l’idée que l’on se fait traditionnellement d’une ruine, mais l’absence de toute trace d’activité humaine écarte tout autant celle d’un chantier.

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« Subterannean », installation, rétroprojecteurs à Rhodoïd, 2013.

Lorsque je les avais vues – du moins en partie, car il s’agit d’une œuvre évolutive – dans la galerie parisienne Chez Valentin, en 2013, ces images d’une utopie urbaine à l’abandon renvoyaient pour moi aux architectures des régimes totalitaires du siècle dernier, en amplifiant encore leur mégalomanie et leur esthétique rigide. J’ai ensuite appris qu’elles devaient aussi beaucoup aux constructions brutalistes de la ville de Sheffield,  peut-être à l’hôtel Ryugyong de Pyongyang, pyramide de cent cinq étages jamais terminée, ou à bien d’autres sources. A la Villa du Parc, elles s’insèrent désormais dans un récit, comme tous les éléments de l’exposition, que l’on ne perçoit plus comme une succession de pièces autonomes, mais comme une seule et unique œuvre. On peut lire, dans les pages d’un « roman en cours », qu’Azurazia, capitale administrative « qui n’en avait jamais été une et ne le serait certainement jamais » résulte du naufrage d’un projet moderniste proprement insensé : « les soixante-quatre corporations d’Azurazia n’étaient jamais parvenues à peupler le dédale de tours gigantesques posé sur cette île artificielle au pied du barrage de Gibraltar, côté Atlantique. Ceux qui avaient entrepris de vider la Méditerranée pour irriguer le Sahara, avaient préféré, devant le désastre, faire comme si de rien n’était».  On aperçoit entre les murailles de béton, lointaine et grise sur un ciel pâle, la statue colossale du « Derviche conquérant d’Azurazia, armé de sa pioche et brandissant son bras vers la Méditerranée disparue». On le retrouvera plus loin, sur un mur d’hypothétiques photogrammes extraits d’une série télévisuelle jamais réalisée, deux minuscules silhouettes humaines donnant l’échelle de la monstrueuse statue.

Car, dans la suite de notre parcours, la figure humaine va, assez parcimonieusement, faire irruption dans les images. Sans que l’on sache exactement si ces personnages plus ou moins errants sont de simples passants, les ultimes travailleurs sur des chantiers à l’abandon, ou l’un des deux héros du récit, aux drôles de noms germano-méditerranéens : Ghazi Van Keering, et Walter-Hamid Winkahin-Drapo. L’un, que les hélicoptères Antonov viennent chercher dans sa planque azurazienne, l’autre assigné à résidence à Sourakdin-Kim, l’une des cités du littoral sacrifiées, soumises aux caprices du barrage, inondations répétées et pannes d’électricité.

L’artiste, dans les parties écrites – ces morceaux d’un récit qui, dans sa totalité, n’existe pas encore et sans doute n’existera jamais -, adopte un style de pur constat d’autant plus froidement énonciatif que ce qu’il raconte est improbable.  Il n’y a pas de redondance entre le texte et les images et objets. Ceux-ci n’illustrent pas le texte, et le texte ne les explique pas. Les deux formes s’emboîtent simplement comme un puzzle  laissé volontairement incomplet. L’imaginaire littéraire et l’humour se côtoient étrangement dans les noms de personnes et de lieux, selon des combinatoires langagières proches du mot valise, tantôt mystérieuses et tantôt transparentes. Ainsi, c’est sans doute l’architecture pharaonique qui inspire le nom de l’hôtel abandonné, Azuramenhotep, où se réfugie l’un des deux héros de l’histoire, ainsi que celui de la bière Nefertitea… Les noms propres sont depuis longtemps, dans le travail de Nicolas Moulin, en particulier dans le titre des œuvres, l’occasion d’une débauche imaginative où les langues actuelles se mêlent aux  novlangues à venir. Il explique assez drôlement que c’est en référence au Dasein heideggerien qu’il a intitulé l’exposition Azurasein, référence que lui-même juge, d’un point de vue philosophique, pour le moins approximative…

Azurasia, extrait de la sérieTV, phonogramme, 35x70 cm, 2014-2015
« Azurazia », extrait de la sérieTV, photogramme, 35×70 cm, 2014-2015.

Documents, archives, vestiges, vont constituer l’essentiel de l’exposition. On circule dans un espace spatio-temporel incertain entre futur antérieur et passé surcomposé. Parlant des développements de son travail dans un entretien avec Catherine Francblin, « j’aimais bien, dit l’artiste, le paradoxe d’une photographie qui représenterait un futur alors que la photographie est toujours la trace d’un passé ». Quant à la « valeur probatoire », comme disait Roland Barthes, de la photographie, elle est allègrement bousculée par les manipulations numériques, comme elle l’a été, dans l’histoire, de façon plus artisanale, pour tant de documents outrageusement retouchés.

Le recours à la vitrine muséale, au contenu scientifique ou ethnographique, est devenu courant dans l’art contemporain. Nicolas Moulin en use à son tour et les objets qu’il nous présente sous vitrine, « objets fétiches » selon lui, ne sont ni beaux ni laids, étrangement neutres, toutefois non dénués d’une charge émotionnelle, vestiges de notre propre passé qui se croyait si moderne : extrait d’un nuancier d’ameublement à la couleur chic et fade des années soixante, revues dont l’esthétique futuriste est aujourd’hui datée, optimisme convenu d’une couverture de fascicule nord-coréen, attaché-case et téléphone portable hors d’usage, chemise et insigne qui m’ont rappelé un vendeur de rue d’anciens uniformes d’Allemagne de l’Est, vu naguère à Berlin (où vit Nicolas Moulin).

Tout au long de l’exposition, les modalités de présentation des images  sont antérieures à l’invasion du numérique. Après les rétroprojecteurs, vient le diaporama. Dans le même esprit, trône sur une table un grand et beau magnétophone à bande Sony . Il faut ici rappeler qu’à l’origine le titre Azurazia fut d’abord celui d’une œuvre musicale, bande originale du film fantôme dont nous voyons les photogrammes : en résidence au Maroc, l’artiste a invité des amis musiciens à composer avec lui pour le label qu’il a créé, Grautag Records. Parmi ceux-ci, Pharoah-Chromium, alias Ghazi Barakat, est venu jouer à la Villa du Parc.

Si l’univers que construit Nicolas Moulin, est si prégnant et inquiétant, c’est que l’imaginaire qui s’y déploie, toujours balisé par le réel, n’a rien de gratuit. L’histoire d’Azurazia s’inspire d’une utopie véritablement conçue par l’architecte allemand Hermann Sörgel, et développée de 1928 à 1952, intervalle de temps pendant lequel bien d’autres utopies, politiques celles-là, ont ravagé le monde. Le projet Atlantropa était bien celui d’un barrage prométhéen, qui aurait fourni l’Europe en électricité, asséché la Méditerranée, et permis l’irrigation de l’Afrique. L’artiste n’a fait au fond que reprendre ce programme pour en imaginer les conséquences catastrophiques, inversant l’utopie en dystopie, comme le font souvent les auteurs de science-fiction auxquels il se réfère, tel J.G. Ballard et le prolifique et tourmenté Philip K. Dick. Les images, toutes fictives et truquées soient-elles, entretiennent elles aussi un rapport explicite avec le réel. La statue du Derviche debout sur l’horizon, la première fois que je l’ai vue, m’avait rappelé le terrible Monument de la renaissance africaine que le président Wade a fait récemment édifier à Dakar, ce dont j’ai trouvé confirmation, car le monument est visible sur l’un des pseudo-photogrammes affichés. Le critique Judicael Lavrador suggère une autre parenté, avec une éphémère effigie géante de Mao, aussitôt démolie. Ainsi, la fiction, chez Nicolas Moulin, flirte de manière constante avec la réalité, et cela précisément lorsqu’elle semble la plus invraisemblable. On pourrait jouer à détecter les multiples sources de ce travail, qui puise librement dans une vaste culture architecturale, cinématographique, littéraire, et musicale, tout autant que dans l’actualité.

Car la dystopie concerne aussi le monde social. Et rappelle bien des situations historiques ou contemporaines, en même temps qu’elle règle en quelques mots son compte à notre propre avenir : « Les oligarques azuraziens étaient désormais plus préoccupés de satisfaire leurs caprices d’esthètes fortunés en rachetant à l’Europe déchue ses monuments historiques pour les faires transporter pierre par pierre et les remonter dans leur domaine au milieu du désert plutôt que de s’occuper d’entretenir ceux d’Azurazia ». Mais s’ils avaient abandonné la ville fantôme, ils n’en autorisaient pas pour autant l’accès aux « autres ». Les autres, soit « ces milliers d’amnésiques revenus d’entre les morts, rescapés du naufrage de leur voyage cryogénique à sept cents mètres sous terre et devenus phobiques de l’obscurité… ». On n’en saura guère plus, mais l’opposition entre le monde des puissants érigé dans la lumière et le misérable peuple des ténèbres est une image forte, qui rappelle tant de souvenirs de fictions littéraires ou cinématographiques (de Metropolis à Le roi et l’oiseau) qu’elle s’impose avec une totale évidence. Nicolas Moulin aime, à l’occasion, jouer avec les poncifs.

Le diaporama, lui aussi particulièrement bruyant, nous entraîne dans une cité aussi déserte que la mégapole, mais dont les bâtiments évoquent plutôt un lieu de villégiature décati. Assez belles villas fermées, avenues vides bordées de lampadaires, végétation aperçue par-dessus des murs de jardins, poteaux électriques, quelques immeubles à la géométrie pauvre, terrains vagues et buissons… Ce qui nous est présenté là comme étant Sourakdim-Kim, la résidence imposée à l’un des protagoniste – en réalité les images ont été prises au Maroc – provoque une fois de plus cette impression étrange de « déjà-vu, mais où ? », de faux souvenirs d’enfance, tels ces « souvenirs implantés » des réplicants de Blade Runner, partagés par tous, banals et légèrement mélancoliques.

Des deux vidéos, montrées sur des moniteurs simplement posés au sol, la première est assez mystérieuse. On y voit une figure de dos surgir par intermittence sur un fond nocturne, lors de brusques et violentes lueurs. La proximité d’un texte qui évoquait un transport aérien dans un bruit de pales et de turbines induit la vision d’un voyage dans un ciel agité, interprétation à demi fausse seulement puisqu’on apprend, dans le commentaire de l’artiste, qu’il s’agit d’un orage de chaleur devant lequel un ami tient un verre de champagne, invisible à l’image. On avait cru assister à quelque épisode violent contrastant avec la relative indifférence fataliste qui semble caractériser les protagonistes du récit. Attitude par contre confirmée par la seconde vidéo en boucle, Smoking Van Keering, où l’on voit longuement le problématique héros fumer un narguilé. Entre deux catastrophes, ces hommes qui ne semblent pas se croiser, dont la situation et l’éventuelle mission demeurent inexplicables, peut-être en situation de survie, semblent méditer dans une sorte d’expectative. Ainsi qu’il est dit quelque part : il « resta sur sa chaise à regarder les éclairs : il ne savait pas pourquoi, mais il sentait qu’il allait se produire quelque chose à ne rater sous aucun prétexte ».

« Azurazia », extrait de la sérieTV, photogramme, 35×70 cm, 2014-2015 (hélicoptère trirotor).

Nicolas Moulin est aussi sculpteur. Nominé pour le prix Marcel Duchamp en 2009, il avait montré à la FIAC une structure pré-architecturale en tubulures de section carré. Dans le même esprit, les pièces austères tout récemment exposées au Frac Centre « travaillent la ruine autant que la construction défaillante » (Eric Dégoutte, commissaire de l’exposition). A la Villa du Parc, Frontier est une grande installation en fer à béton, composée de 9 modules, disposés au sol à la façon de ces barrière de défense dites « chevaux de frise », technique très ancienne de protection des places fortes, que l’on a vu également sur le mur de Berlin. Il est évident que dans le contexte international actuel l’œuvre et son titre prennent une résonnance particulière. Mais il s’agit aussi d’un matériau qui s’intègre parfaitement dans le propos général d’Azurasein, en tant qu’appartenant peut-être à quelque construction dont on ne sait si elle est encore à venir, où déjà détruite jusqu’à son squelette, ultime vestige archéologique.

La cohérence et la force du parcours narratif auquel nous sommes invités  découle en partie du fait que la forme délibérément lacunaire du récit, construit par le texte, les images, les objets et le son, reflète son contenu dans une troublante mise en abyme. Car l’exposition tout entière, somme inaboutie en même temps que work in progress, apparaît suspendue, comme Azurazia, entre la genèse et la ruine. On songe parfois à l’Hôtel Palenque, œuvre de Robert Smithson, qui attachait une grande importance à la notion d’entropie, également chère à Nicolas Moulin. Il s’agissait d’un diaporama consacré à un hôtel mexicain laissé inachevé, ouvert à tous les vents et mangé par les mousses, dont les images étaient dérisoirement commentées comme autant de tableaux. L’artiste, on le sait, s’intéressait également à la science-fiction : c’est la présence, dans sa bibliothèque, d’une nouvelle de J.G. Ballard, lui-même admirateur de l’art de Smithson, qui inspirera à Tacita Dean le double hommage d’une exposition intitulée J.G. (galerie Marianne Goodman, 2014). Car la référence à la S.F. n’est pas rare dans le champ de l’art contemporain, cela depuis au moins les années soixante comme le montre un ouvrage de Valérie Mavridorakis, et le thème a pu faire l’objet d’une exposition au Grand-Hornu. Mais si beaucoup d’œuvres font allusion aux univers de cette littérature dite hâtivement « de genre », il n’est pas, à ma connaissance d’entreprise comparable à celle de Nicolas Moulin, construction in extenso d’un récit par un artiste.

L’œuvre est évidemment politique, au sens le plus large du thème. Elle nous invite à méditer sur la fuite en avant de ce qu’on appelle communément « progrès », sur ses conquêtes stupéfiantes et instantanément dépassées, autant que sur ses faillites humanitaires répétées. Sur la vanité des pouvoirs et ses dégâts collatéraux. Sur l’éternelle injustice et les stratégies de dominations des uns, et de survie des autres. En cela, certes, Nicolas Moulin n’est pas le seul. Mais il ne cherche en rien à nous donner une leçon, encore moins à proposer à notre humanité perdue une quelconque voie de salut. Il y a une dimension parodique et joueuse dans le projet qui n’est, après tout, que de nous raconter une histoire, dont l’incipit pourrait être « il sera une fois… », et de construire, avec notre complicité, un véritable univers parallèle et pourtant redoutablement proche du nôtre.

Car dans cette accumulation d’images, d’objets témoins sous vitrine et de mécanismes désuets obstinément fonctionnels sauvés de l’oubli, nous nous reconnaissons comme dans un miroir. Et n’évitons pas un attendrissement désolé sur nous-mêmes à travers ces vestiges terriblement familiers du futur. C’est peut-être cela la forme moderne de la « mélancolie des ruines ».

La nuit est finalement tombée pour de bon sur le parc. On revoit au passage le drapeau d’Azurazia, cité utopique et ville morte, qui dès l’entrée, annonçait, au sens propre, la couleur : un drapeau est par définition voyant et coloré, et si l’on connaît des drapeaux noirs, impérieux ou menaçants, en a-t-on jamais vus ainsi composés de l’emboîtement de deux plages sombres, bleu nuit et marron éteint ?

« Frontier », installation, fer à béton, 9éléments, 2016

L’exposition Azurasein s’est tenue à la Villa du Parc, à Annemasse, du 16 janvier au 19 mars 2016. L’artiste est représenté par la galerie Chez Valentin.

Sources  :

DUUU. Unités radiophoniques mobiles. Conversation #49. Nicolas Moulin. Emission préparée par Simon Ripoll-Hurier. duuuradio.fr (Il s’agit d’un parcours de l’exposition commenté par l’artiste, principale source du présent billet).

Entretien avec Catherine Francblin et Jean-Bernard Pouy, janvier 2006. paris-art.com

Julien Bécourt, Un artiste à la croisée des fins du monde, entretien. gaieté-lyrique.net/nicolas-moulin-intra-terrestre

Secret de fabrique : Nicolas Moulin, Dailymotion.com, enregistrement d’une conférence à l’Ecole nationale supérieure de Paris-Val-de-Seine.

Judicaël Lavrador, « «Azurazia », monument songe », Libération, 13 et 14 février 2016.

Denis, Gielen, S.F. [ Art, science & fiction], Musée des Arts Contemporain de la fédération Wallonie -Bruxelles, le Grand-Hornu, 2012, préface de Laurent Busine.

Valérie Mavridorakis ( Sous la direction de …), Art et science-fiction : la Ballard Connection, Les Presses du réel, 2011.

Images : 1, prise sur le Web (annemasse.fr), 2,3,4,5 : photos de l’auteur.