Un sillage sur l’eau noire… Stéphane Thidet, Solitaire.

 

Solitaire is a site specific art installation by Stephane Thidet in the old sacristy at the College des Bernardins in Paris.
« Solitaire », 2016, bois,eau, suspension, moteurs, Collège des Bernardins, Paris.

Le visiteur qui pénètre dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins doit d’abord s’accoutumer à l’obscurité avant de distinguer, un peu en contrebas de la plateforme de bois sur laquelle il se trouve, un plan d’eau inaccessible, au–dessus duquel deux grands troncs d’arbres, munis encore de quelques branches, nus et blancs, suspendus par des filins au sommet des hauts piliers, tournent lentement sur eux-mêmes, en sens contraires. L’un est horizontal et présente une forte courbure. Il est hérissé à l’une de ses extrémités de saillies, d’appendices étranges qui se déploient en éventail, de protubérances semblables à des apophyses osseuses. Le deuxième tronc semble un peu plus en retrait. Accroché la tête en bas, parallèle au pilier, il est de forme plus simple. L’un et l’autre, par une extrémité, effleurent la surface de l’eau qu’ils marquent d’un très léger sillage, dessinant un cercle qui s’efface presque aussitôt. La faible lumière fait naître sur l’écran du mur un jeu complexe et constamment changeant entre les ombres puissantes et le reflet frémissant de l’élément liquide, qui semble dématérialiser la pierre.

Ainsi se présente Solitaire, œuvre unique réalisée par Stéphane Thidet à l’invitation de Gaël Charbau, commissaire de l’exposition, à la suite de recherches conduites par l’artiste à Ekaterinbourg lors de la Biennale Industrielle de l’Oural en 2015. Il y avait, en particulier, inondé un espace intérieur et produit sur l’eau un dessin éphémère à l’aide d’une faux.

« A considérer ses œuvres, écrit Jean de Loisy, le regardeur s’étonnera sans doute de la mutation qu’y subit le réel alors que l’essentiel des caractéristiques qui l’organise est respecté et que leur apparence nous éloigne assez peu du vraisemblable ». Stéphane Thidet ne cherche pas, en effet, la fulgurante rencontre des contraires, ne force pas, ou peu, la nature des choses, mais préfère, comme il le dit très bien lui-même, opérer par « déplacement ». C’est ce glissement, ce pas de côté, ce déni ponctuel infligé au réel, qui s’avère profondément perturbant, en cela qu’il libère des chaînes associatives qui se propagent à la façon d’un rhizome, engendrant des émotions multiples et contradictoires. On tentera, ici, de poursuivre quelques uns de ces cheminements.

L’arbre

"Le Nid",2013, morceau de bois, billes, 150x40 cm
« Le Nid »,2013, morceau de bois, billes, 150×40 cm.

La relation forte que l’artiste entretient avec l’environnement naturel, qui prend de multiples formes, passe ici par la collecte, thème qui n’est sans doute pas étranger à l’intérêt qu’il porte aux musées de sciences naturelles. Le musée procède précisément par déplacement, prélevant des objets pour les réorganiser selon des voisinages autres que ceux de leur milieu d’origine : « C’est surtout le fait de rassembler en des salles fermées des morceaux du monde extérieur qui, je crois, m’a interpellé ». On sera tenté d’ajouter que le musée relève d’une « lecture » de la nature, et que, entre la nature et le livre, s’opèrent pour Stéphane Thidet d’étranges permutations. En témoigne une bibliothèque où sont rangés, comme des volumes, des pierres plates, ou encore un livre rongé par les intempéries, que l’on a récemment revus tous deux, la première dans le cadre d’Un été dans la Sierra, au château de Rentilly, le second dans l’exposition Au fond du jardin consacrée à l’artiste par l’Université Paris-Sorbonne. Les bois flottés, par ailleurs, ne sont pas sans évoquer de grands fossiles. Sans se forcer beaucoup, on peut imaginer un profil de saurien à la base du Nid, et, en ce qui concerne Solitaire, le tronc horizontal, sa courbure nerveuse et ses multiples crêtes ne sont pas sans suggérer quelque animal disparu, donnant par là à l’eau, si l’on se plaît à filer la comparaison, un rôle de marais primordial.

"Le nid",détail
« Le nid », détail.

L’arbre, souvent perçu comme une « sculpture vivante », ainsi que l’écrit Robert Dumas dans son Traité de l’arbre, devient, sous la forme du bois flotté, le matériau passif d’un travail de sculpteur opéré par l’eau. Il est le produit d’un double façonnage, celui qu’impulse de l’intérieur l’énergie vitale, et celui qu’impose de l’extérieur l’élément qui s’est brutalement emparé de lui. Solitaire met en scène les retrouvailles de l’eau et de l’arbre qui s’était échoué sur la rive, tout en échangeant les rôles. La surface liquide est désormais le support passif sur lequel la branche inscrit un tracé éphémère.

L’eau

"Sans titre (Le Refuge)", 2007, bois, meuble, pompe, eau,550x40cm
« Sans titre (Le Refuge) », 2007, bois, meuble, pompe, eau, 550x350x480 cm.

 « L’eau (…) contient tous les paradoxes qui m’intéressent, dit l’artiste, notamment cette articulation de douceur et de violence, mais aussi ce caractère insaisissable ». « Articulation de douceur et de violence » : la formule est frappante en cela qu’elle pourrait s’appliquer à bien des œuvres de Stéphane Thidet… La combinaison de deux facteurs, d’une part le souci d’inverser les situations, en s’en prenant non pas aux choses, mais bien à la relation entre les choses, et d’autre part l’intérêt porté à la matérialité contradictoire de l’eau, est à l’origine de l’une de ses installations les plus connues. Sans titre (Le Refuge), 2007, se compose d’une cabane de bois, dont les dimensions permettraient tout à fait d’y pénétrer et même de s‘y installer sommairement, si, à l’intérieur, une pluie soutenue, intense, et sans répit, n’en interdisait l’accès. L’averse sonore n’épargne aucun des meubles et objets du refuge, dans un disfonctionnement radical, un « à rebours » si féroce qu’il en est presque drôle. L’artiste souligne le caractère métaphorique de l’œuvre, image de notre propre intériorité et de sa lutte inégale contre l’inévitable et lente destruction. On relèvera aussi que l’eau, dans le délitement qu’elle impose à toute chose au sein de la cabane, agit comme sculpteur, ainsi qu’elle le fait pour les grands bois flottés.

L’étrangeté de l’élément liquide ainsi déchaîné au cœur d’un musée n’a guère d’égal, dans ma mémoire, que la cascade réalisée naguère par Robert Gober au Schaulager de Bâle, qui dévalait un escalier, avant de s’engouffrer sous le plancher, pour réapparaître un instant, souterraine, visible sous nos pas à travers une grille… Par contre la planéité, l’immobilité, de l’étendue d’eau, étalée sur une bâche noire qui crée une spectaculaire illusion de profondeur est un motif que d’autres artistes ont diversement exploité. Tout récemment, bien sûr, Céleste Boursier-Mougenot avec Acqua Alta au Palais de Tokyo, mais bien avant lui, Erik Samakh, à Vassivière, à l’abbaye de Maubuisson, au domaine de Chaumont-sur-Loire, entre autres. On peut penser encore à Per Barclay, qui eu recours à l’eau, avant l’huile noire, dans un travail essentiellement consacré au reflet, tantôt offert à la contemplation in situ, tantôt réservé à la photographie. Eau comme parcours pour l’un, puisqu’il s’agit d’un canal sur lequel le spectateur est conduit en barque, eau comme écho, entre les murs, de la nature environnante, pour l’autre, eau comme miroir pour le troisième. Malléable bien que toujours fuyante, épousant toutes les formes et n’en respectant aucune, l’eau assume ici encore une autre fonction, devenue page offerte au stylet végétal, tout à la fois soumise et rétive, prompte à effacer la trace qu’elle a accueillie, avec la même souveraine indifférence.

Sans titre (le Refuge), l'intérieur
« Sans titre (le Refuge) », l’intérieur.

L’eau n’est pas seulement « insaisissable », elle a aussi un redoutable (ou attirant, c’est selon…), en tout cas vertigineux, pouvoir d’effacement. On se souviendra du travail de Sarkis, poussant la liquidité de l’aquarelle jusqu’à l’extrême, et peignant sur l’eau des formes disparues à peine tracées, dont seul le film conserve la mémoire. Différent sur ce point, le dessin que laisse la branche pendante sur l’eau noire, sans cesse évanoui, est sans cesse renaissant. La capacité qu’a la surface aquatique d’effacer ses propres cicatrices est-elle paradigme de la résilience, ou de l’oubli ? Les eaux du Léthé induisent-elles une pensée de mort, ou de délivrance? Comment faut-il entendre l’inscription « Ci-gît celui dont le nom fût écrit dans l’eau », gravée sur la tombe de Keats au cimetière romain des « acatholiques » : vanité des vanités, ou légèreté du poète, passager de ce monde?

La nuit

« L’intérieur de la nuit », c’est le titre de l’ouvrage consacré par Jean-Christophe Bailly aux photographies nocturnes d’animaux de Georges Shiras, récemment montrées au Musée de la chasse et de la nature. Prises depuis une barque, grâce à un ancêtre du flash, outre qu’elles révélaient une wildlife  jusque là inconnue, ces images constituent un hymne, parmi les plus beaux qu’il m’ait été donné de voir, aux noces de l’eau et de la nuit. J’y ai repensé devant Solitaire, d’autant plus que l’exposition Shiras s’était trouvée être à peu près contemporaine, en 2015, de celle de Stéphane Thidet à l’Université Panthéon-Sorbonne, et que celui-ci y montrait une vidéo réalisée en Californie, dans la villa Montalvo à Saragota, Half Moon.

"Half-moon", 2012,vidéo, 8'59''
« Half-moon », 2012,vidéo, 8’59 »

On y voyait les animaux de la forêt, des cerfs, des biches et leurs faons, des coyotes, descendus des collines proches, envahir la nuit la nature très policée d’un parc, avec ses grands vases, ses réverbères allumés, sa vasque ornée de figures grimaçantes, sa nymphe accroupie à la Coysevox, et s’avancer jusque sur le perron aux balustres blanches. En contrebas du perron était servi un déjeuner sur l’herbe sur une longue nappe, que les bêtes intriguées longeaient sans jamais s’y aventurer. A la stridence du chant des grillons succédait, à la fin du film, des bruits lointains de sirènes, tandis qu’une biche nous regardait longuement avant de s’enfoncer dans la nuit. La lumière froide, un peu trouble, les très beaux passages filmés de la lune glissant à travers les nuages ourlés, comme le ventre des biches, d’un liseré presque phosphorescent, la rencontre insolite de la vie sauvage avec un monde civilisé qui semblait assez étrangement, dans le classicisme appliqué du décor, se citer lui-même, construisaient une nuit habitée et inquiétante, à l’opposé du silence intemporel qui émane du dispositif de Solitaire. Les deux œuvres se répondent comme la face et le revers d’une médaille. Ce sont deux visages de la nuit. La nuit californienne a quelque chose d’improbable qui fait que le regard semble ne pas parvenir à la pénétrer, alors que c’est sans doute l’œuvre du Collège des Bernardins, le noir d’encre de l’eau, le lent mouvement des ombres, le frémissement des reflets liquides qui nous entraîne au plus profond dans « l’intérieur de la nuit ».

Le temple

La seule présence, au sein d’une architecture gothique, des deux arbres dont la blancheur minérale répond à celle de la pierre nue ravive la comparaison, si fréquente, associant l’arbre et la colonne, la cathédrale et la forêt. L’anglais James Hall, à la fin du XVIIIème siècle, avait pensé découvrir, dans l’observation des futaies, le secret de la naissance de la forme ogivale, et Jurgis Balthrušaitis dans son « Roman de l’architecture gothique » (Aberrations), soulignait le caractère récurrent de la métaphore dans la littérature romantique. Les artistes contemporains ont à leur tour ravivé cette image un peu usée en créant de vivantes Cathédrales végétales (Marinus Boezem, Giuliano Mauri), ou en introduisant des troncs dressés dans des intérieurs religieux (Dominique Bailly). Je ne sais si l’image des « vivants piliers » a traversé l’esprit de Stéphane Thidet, mais si c’est le cas, ce fut pour être aussitôt, elle aussi, l’objet d’un déplacement : du fait que l’arbre vertical est renversé et l’autre couché, tous deux perdent leur aspect de colonne. Il n’en reste pas moins qu’ils sont en parfaite harmonie avec la puissance délicate des piliers, l’inclinaison élancée des arcs, le dessin des nervures de la voûte et que cette élégance végétale commune à la nature et à l’artifice est sans doute pour beaucoup dans le fait qu’à aucun moment le dispositif, bien que surprenant, ne paraisse incongru.

Les arbres, qui mesurent environ huit mètres et pèsent autour de cent cinquante kilos, sont à l’échelle de l’espace de la sacristie et de la hauteur des voûtes. Si Stéphane Thidet passe avec la plus grande aisance du minuscule, comme dans ses micro-sculptures (Les insoumises, 2013) au monumental, c’est précisément, comme il l’explique lui-même, qu’il travaille toujours à l’échelle 1 : le Refuge a les dimensions d’une vraie cabane, et l’arbre, évidemment, la taille d’un arbre. A cette constance dans son travail s’ajoute le fait que la réalisation est ici pleinement assumée comme in situ, pensée pour et en fonction du lieu, donc à son imposante échelle. Mais le paradoxe de cette monumentalité est que l’effet obtenu est ici celui d’une grande légèreté. Elan de l’architecture, suspension des arbres, lent glissement, effleurement, frémissements, tout s’oppose à la pesanteur, et tout particulièrement la discrétion d’un mécanisme dont la fonction essentielle est en fin de compte, de faire des ronds dans l’eau.

La caverne

Le voisinage de la pierre, du fossile végétal, de l’obscurité et de l’eau sombre, l’absence de toute échappée offerte au regard, la position de surplomb du spectateur, tout évoque ici la forme naturelle de la grotte. On ne résiste pas au plaisir de citer le superbe texte que Léonard de Vinci a consacré à ce thème : «  Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment – sans savoir pourquoi – frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou, et de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et serrant les paupières pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui règne m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires. » (Codex Arundel, traduction André Chastel). Stéphane Thidet évoque, à l’origine du projet Solitaire, une expérience assez proche dans ses effets de celle de Léonard, et dans laquelle les formes élaborées par « l’artificieuse nature » ne sont pas moins déterminantes : pour lui, ce fut la découverte nocturne, à la lumière des phares, d’un lac ardéchois tout au fond d’un cratère de volcan à la paroi abrupte. La référence à la nature, au paysage, est une constante dans son œuvre, mais là encore il semble cultiver l’ambiguïté : Du vent dans les champs, 2005, est une vidéo en boucle dans laquelle on voit un personnage (l’artiste ?) s’enfoncer en courant dans un champ de maïs dont les larges feuilles se resserrent incessamment sur son dos, de sorte qu’on ne sait s’il est englouti, dévoré, ou protégé par le végétal, masqué à de mystérieux poursuivants. Le refuge, par ailleurs doit sans doute beaucoup à l’intérêt pour l’œuvre de Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, auquel fait encore référence le titre d’une œuvre, From Walden to Space-Chapter II/The Hut, 2015.

Le silence

From Walden… est une sculpture pénétrable destinée à une performance sonore. Le son est en effet omniprésent dans le travail de Stéphane Thidet. Dans L’Orchestre (… et la mort attendra) avec la complicité du compositeur Ivan Bellocq, il fait jouer l’orchestre Symphonique de Haute Mayenne un extrait de Peer Gynt, La mort d’Ase, ralenti quatre fois, avec toutes les distorsions qui découlent de ce traitement. Les crieurs, vidéo réalisée en 2013, enregistre cinq crieurs disposés autour d’un cirque rocheux. Lorsque l’œuvre n’est pas à proprement parler une performance sonore, le son n’en est pas moins essentiel. L’artiste note, à propos du Refuge, combien le bruit de la pluie est, lui aussi, paradoxal, car à la fois apaisant et dramatique. Lors de la création de La Meute, spectaculaire intervention dans le cadre d’Estuaire en 2009, dans laquelle il avait installé des loups dans le parc du Château des Ducs de Bretagne, il imagine l’effet produit par le hurlement des animaux, la nuit, dans un environnement urbain. Et lorsqu’il n’y pas de son «  je pense à des pièces sourdes, éteintes, dit-il, elles parlent aussi de leur silence ». C’est manifestement le cas de Solitaire (en dépit toutefois – et je rejoindrai ici une remarque de Corinne Rondeau dans l’émission La dispute – d’une isolation sonore insuffisante de la sacristie, au voisinage de la cafétéria).

Or, si le silence est ici propice à la contemplation, à la méditation, s’il peut être perçu comme apaisant, accueillant, il n’en est pas moins vecteur possible d’inquiétude. Associé au caractère « autiste » (ainsi le qualifie l’artiste) du tracé circulaire infiniment répété, ainsi qu’au titre donné à l’œuvre où les arbres ne semblent se rapprocher un instant l’un de l’autre que pour mieux s’éloigner à nouveau, il suggère aussi une dimension cosmique et glacée. Ce mouvement qui se poursuit dans l’obscurité et le silence nous ignore comme nous ignore la rotation des sphères.

Le souvenir

La bibliothèque de pierres plates, évoquée plus haut, s’intitule Sans titre (Je crois qu’il y avait une maison, il me semble y avoir vécu). L’usage de la parenthèse après le traditionnel Sans titre, est un procédé fréquent chez Stéphane Thidet. Doit-on y voir l’affirmation d’une présence de l’objet, opaque, silencieuse, souveraine en quelque sorte, dont la parenthèse qui suit n’évoque qu’une lecture restreinte, peut-être contestable, n’indique qu’un parmi tous les possibles ? Une prééminence de la matérialité sur la métaphore ou le symbolique, en somme : « avant même de considérer les matériaux comme des éléments de vocabulaire, dit l’artiste, je les ai appréhendés comme des corps ayant le potentiel de dégager une aura ». Quoi qu’il en soit, ce qui est dit ici dans la parenthèse me semble central dans son œuvre : une relation à la mémoire, et donc à l’enfance, tout à la fois puissante et floue, qui tantôt s’offre et tantôt se dérobe. « J’aime l’autonomie de la mémoire et du souvenir. Un souvenir a plusieurs vies. Quels sont mes vrais souvenirs ? Ceux cristallisés par les histoires de mes parents ou celui créé par une photographie ? Cette amnésie devient un terrain de jeu incroyable. » Les signes d’une présence de l’enfance, parfois sous la forme du conte ou du récit d’aventure, sont dans l’œuvre comme les cailloux du Petit Poucet, disséminés mais indiquant une direction constante. Ce sont les billes, évidemment, dans le creux de l’arbre, les contes d’Andersen parmi les livres du Refuge, une édition du Quentin Durward de Walter Scott pour l’ouvrage rongé par la pluie, le magnifique titre de l’exposition récente Au fond du jardin…

 Mais quand l’évocation devient particulièrement précise, nette, qu’elle prend un caractère d’évidence, c’est pour aller de pair avec un sentiment de perte, d’interdit. Avec Sans titre (Le Portique), 2008, à la différence de ce qui se passe dans l’intitulé de la bibliothèque de pierres, la parenthèse a un caractère purement dénotatif qui soulignerait plutôt une absence totale d’hésitation ou d’ambiguïté. Aucun mystère, en effet, dans ce qui nous est montré, aucune ombre flatteuse. Il s’agit bien d’un portique et de ses agrès, de ceux qu’on installe précisément au fond du jardin, accessoires ordinaires des enfances relativement confortables et protégées. A première vue, donc, un ready-made. Cependant, l’objet est enfermé sous une chape d’altuglas. Pleinement offert au regard et à la lumière, dans toute sa netteté, mais intouchable, inapprochable, exposé comme dans un bocal de verre. A la douceur d’un sentiment de reconnaissance succède ainsi la violence sans appel de l’inaccessibilité, désormais définitive, de l’impossible réappropriation.

 

"Sans titre (Le Portique), 2008, portique, agrès, altuglas, 400x120x170 cm
« Sans titre (Le Portique), 2008, portique, agrès, altuglas, 400x120x170 cm.

Ce qui rattache cette œuvre à celle du Collège des Bernardins, c’est sans doute le fait qu’il s’agit de deux formes de matérialisation du temps : l’une qui scelle l’implacable séparation d’avec notre passé, l’autre qui impose à l’inverse un éternel retour du même, d’une feinte sérénité, mais dont nous nous sentons tout autant exclus. Ici, le temps passe à côté de nous, sans nous.

Solitaire by Stephane Thidet

Solitaire, exposition dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75005 Paris. Jusqu’au 10 juillet 2016. Commissaire Gaël Charbau.Commande Rubis Mécénat.

Stéphane Thidet est représenté par la galerie Aline Vidal.

Sources :

Solitaire. Stéphane Thidet. Questions d’artistes, publication du Collège des Bernardins, comprenant une conversation avec Gaël Charbau.

Stéphane Thidet. Au fond du jardin. Exposition 2015, Galerie Michel Journiac, UFR 04 Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, communiqué de presse par Françoise Docquiert

Stéphane Thidet. Après après. Exposition 2013, Galerie Aline Vidal, communiqué de presse (extrait d’un texte de Mathilde Lacroix).

www.stephanethidet.com Site de l’artiste. Documentation complète de l’œuvre, photos, livres, textes. On y trouvera, entre autres, le texte cité ici de Jean de Loisy, « Hors les lois », in Acte 1, catalogue monographique, 2011.

www.collegedesbernardins.fr Présentation de l’exposition Solitaire.

Sur YouTube :

Expo « solitaire » de Stéphane Thidet au collège des Bernardins. Collège des Bernardins, 2016

Stéphane Thidet //Solitaire//Collège des Bernardins. My Art Agenda Channel, 2016

Inside Interwiew : Stéphane Thidet. Palais de Tokyo, 2014

Et :

Robert Dumas, Traité de l’arbre, Acte Sud, 2002

Jurgis Baltrušaitis, Aberrations : quatre essais sur la légende des formes, O.Perrin, 1988

Jean-Christophe Bailly, Georges Shiras. L’intérieur de la nuit, Xavier Barral, 2015

Images :

 – pour Solitaire, © Stéphane Thidet, production Rubis mécénat Cultural Fund, Courtesy galerie Aline Vidal, galerie Laurence Bernard, 2016, Diane Auckland/Fotohaus Ltd.

– pour les autres images, © et photos Stéphane Thidet, Courtesy Aline Vidal.