Désormais, afin de rester autant que possible en phase avec le calendrier des expositions, je propose sur ce blog une nouvelle catégorie, Brèves, consacrée à des textes courts. Ceux-ci seront éventuellement suivis d’articles plus développés.
Il reste une semaine pour voir à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (IAC), l’exposition d’Ann Veronica Janssens intitulée mars (24 mars-7 mai 2016), commissariat de Nathalie Ergino, assistée de Magali Meunier.
Soit une poutrelle métallique en I à profil européen de 6,50 m de long (IPE 650), forme standard utilisée partout dans le bâtiment, lourde, terne, inerte et posée au sol. Elle a été polie sur sa face supérieure. Celle-ci, irradiante, comme gonflée et liquéfiée par la lumière, capte, à la manière d’une sculpture de Brancusi, tout l’espace environnant, au demeurant méconnaissable. Soit un auvent, d’aspect assez pauvre, comme en voit en tôle ondulée, motif architectural vernaculaire et familier, mais qui, maintenu par deux attaches à quelque distance du mur, semble flotter. Une feuille d’or le recouvre d’où l’aura mystérieuse, évanescente et chaude, qui se projette au-dessus de lui sur la paroi. Parfois l’expérience sensible que nous propose Ann Veronica Janssens s’ancre ainsi dans le quotidien, dont des modifications ponctuelles métamorphosent soudain les formes, stables jusque là, en objets inconnus d’une séduisante étrangeté.
Ou bien, c’est de notre regard que nous devons douter : cette ligne horizontale, épaisse et bien droite sur le mur, que nous avions cru tracée, au fusain ou à l’encre, sur la surface, s’avère, au voisinage d’un projecteur, être une profonde entaille dont notre œil n’avait pas soupçonné l’importance. Ce presque rien, au-delà du jeu purement optique, souligne la « subtile inconstance des choses perçues », pour emprunter les mots de Meyer Schapiro à propos de Cézanne.
Parmi bien d’autres choses on trouvera encore à l’IAC des œuvres plus connues : les brouillards que le visiteur devra juste traverser ou bien dans lequel il se perdra, cherchant à tâtons, pour s’orienter, le mur qui n’est jamais où on l’attend, les projections lumineuses et brumeuses qui transforment l’espace et provoquent d’étranges phénomènes colorés, les aquariums emplis d’un liquide plus pur que l’eau, où la réfraction produit des effets confondants – et pour moi définitivement incompréhensibles – et les verres, « miroirs magiques » et « gaufrettes », inclinés contre le mur, où le spectateur cherchera parfois vainement son reflet, dans une matière à la fois mince et profonde, opaque et lumineuse, dont, devenus maîtres éblouis du jeu, nous transformons à volonté les couleurs puissantes par notre seul déplacement.
Les défaites sévères infligées aux évidences auxquelles nous ont habitués une inattention, si l’on peut dire, « soutenue », ont souvent quelque chose de léger, de joyeux. L’artiste, d’ailleurs, n’hésite pas à solliciter le merveilleux, ou simplement la fête, avec, par exemple une flaque iridescente de paillettes turquoises dispersées sur le sol d’un vigoureux coup de pied. Cependant que, durant toute la visite de sourdes explosions nous accompagnent, telles le roulement d’un tonnerre lointain. Et que dans une grande salle vide et sombre, se fait entendre un bruit dont on apprendra qu’il s’agit des enregistrements de la planète Jupiter réalisés par la Nasa.
Car Ann Veronica Janssens va volontiers chercher son inspiration du côté des sciences et des techniques, dans la production d’événements sonores inconnus comme dans la découverte de nouveaux matériaux. Cette dimension expérimentale est particulièrement bien évoquée dans le cadre de l’exposition, par le Cabinet en croissance, vaste salle où l’on trouvera divers prototypes ou traces d’expériences qui n’ont pas encore pris tout à fait la forme d’œuvres. Parmi les étonnants objets, images, ou substances réunis dans ce cabinet des curiosités radicalement moderne on trouvera, protégé par une boîte de verre, une sorte de pavé à la couleur indéfinissable (ainsi devait être la robe couleur du temps…) d’Aérogel, substance infiniment fragile constituée d’air à plus de 95% .
On ne peut plus cartésienne, en cela qu’elle place le doute au cœur de notre rapport au monde, cette quête matérialiste – au propre et au figuré – de l’immatérialité, et ces modestes, mais combien troublantes, épiphanies flirtent parfois avec l’idée de transcendance sans jamais rien lui céder. Est-ce pour cela que Ann Veronica Janssens a trouvé, en 2014, dans la Chapelle Saint-Vincent de Grignan, un lieu idéal pour une œuvre pérenne ? On y reviendra bientôt.
Ann Veronica Janssens est représentée en France par la galerie Kamel Mennour.