L’exposition Hicham Berrada 74803 jours à l’abbaye de Maubuisson prend fin dans dix jours, le 24 juin. Un ouvrage vient dêtre publié à cette occasion par les éditions Lienart.
Le temps du regard.
Présage (vidéo, 2017) est un état du travail que poursuit Hicham Berrada depuis plusieurs années et qui peut prendre différents aspects. Le principe consiste à provoquer des réactions chimiques à partir de substances inorganiques qu’il introduit, les unes après les autres, dans un milieu aqueux dont il contrôle les propriétés, le pH, la viscosité, la température, afin d’obtenir des « paysages chimiques » en mouvement. A partir de ce protocole, les formes produites dépendront du dispositif, du déroulement et de la durée de l’événement, perçu en temps réel ou différé.
On se souviendra peut-être des aquariums encastrés dans le mur d’une salle obscure à la Fondation EDF lors de l’exposition Climats artificiels (2015), comme une série de tableaux lumineux. Leur taille relativement modeste induisait avec le spectateur qui déambulait de l’un à l’autre, une relation d’intimité. A travers la paroi de verre, il contemplait, sous le faisceau d’un éclairage lunaire, autant de mondes clos de formes et de couleurs, et leur très lente évolution que rien ne venait accélérer ni interrompre.
Lors des performances, par contre, l’artiste agit devant le public, utilisant des béchers posés sur un plateau tournant devant une petite caméra, changeant parfois de récipient pour proposer de nouvelles configurations, tout cela à un rythme rapide. Les images captées sont projetées sur un grand écran, permettant aux spectateurs de suivre en temps réel les évolutions et mutations de la matière. En de multiples lieux, jardins de la Villa Medicis, Abattoirs de Toulouse, Institut Français de Casablanca, MACVAL en 2014, l’artiste était accompagné par le compositeur Laurent Durupt qui, dans une démarche comparable, produisait en direct les sons obtenus avec un hydrophone immergé dans un cristallisoir (voir sur Viméo le film réalisé au MACVAL). A Maubuisson, une performance semblable s’est déroulée à l’occasion de la Nuit Blanche en octobre dernier.
Dans tous les cas, Hicham Berrada, comme le jardinier qui compose, dans les deux sens du terme, avec la nature, en s’appuyant bien sûr sur l’expérience acquise dans la manipulation des diverses substances, ne fait que concevoir un programme propre à engendrer un enchaînement de phénomènes, en partie seulement prévisibles, et dont il est le premier spectateur.
Avec la vidéo projetée à Maubuisson dans les anciennes latrines de l’abbaye, la taille imposante de la projection et l’effacement du contenant induisent une relation, encore différente de celles précédemment évoquées, d’immersion visuelle dans un univers obéissant à des lois inconnues et dont la genèse nous échappe. Surgissements, collisions, concrétions, dilutions, se succèdent sans interruption. Pluies de paillettes ou de pétales, voies lactées, forêts de cristal qui s’élèvent soudain sur le fond puis disparaissent, serpentins aux brusques déroulements, fumées, fumerolles, brouillards épais, voiles de bulles, perles au sommet d’une tige comme un œil à l’extrémité d’une antenne, corolles de méduses, récifs coralliens en expansion, nuages tournant lentement sur un ciel nocturne traversé de lueurs d’orage… Deux aspects dominent : la stupéfiante animalité des mouvements de ces matières inorganiques, qui se déploient prudemment ou violemment, hésitent, s’élancent, procèdent par saccade, et la référence constante, sinon au paysage naturel, du moins à ses représentations. On songe aussi à ce qu’on pourrait appeler la survivance du paysage dans la peinture abstraite. Quoi qu’il en soit, peut-être, ressentira-t-on à la longue ce même sentiment de prodigalité vaine et d’invraisemblable gratuité qui nous saisit parfois devant le pullulement des formes naturelles, peut-être plus effrayant encore que le « silence éternel (des) espaces infinis ».