Deux expositions où l’on pouvait voir des oeuvres de Marc Couturier à Paris, Plastique à la galerie Laurent Godin et Jardins au Grand Palais ferment ces jours-ci. L’importante exposition Marc Couturier. Voyage, voyage, des aucubas aux dames de nage, à l’Espace Muraille de Genève se poursuit jusqu’au 26 août. La Villa Datris à l’Isle-sur-la-Sorgue montre une œuvre de l’artiste jusqu’au 1er novembre. Tandis que Highlights, présentation de la collection de la Fondation Cartier au Seoul Museum of Art, Corée du Sud, a été l’occasion de nouvelles créations et se termine le 15 août.
La feuille d’Aucuba.
Sur le carton d’invitation de l’exposition Marc Couturier. Voyage, voyage, des aucubas aux dames de nage, à L’Espace Muraille de Genève, la photographie d’une feuille d’aucuba brillante se détache sur un fond noir mat. Le visiteur retrouve cette image dans un caisson lumineux dès l’entrée de l’exposition. Il vient de refermer derrière lui la porte vitrée entièrement couverte d’un film sérigraphique dont le motif continu de constellations jaunes sur un fond vert, si étrangement semblable à un ciel étoilé, est emprunté au même végétal, buisson ornemental très répandu dans les espaces publics.
Cueillie à l’origine sur la tombe d’une enfant, la feuille d’aucuba est pour Marc Couturier une sorte de talisman, dont l’occurrence est constante tout au long de son œuvre. Tantôt il en respecte le contour simple de mandorle dentelée naturellement stylisé comme un motif de blason, tantôt il n’en conserve que le mouchetage indéfiniment répété sous la forme d’un film sérigraphique électrostatique, dont il couvre les parois de verre, depuis celles d’une petite serre dite Serre sidérale aux vitraux du chœur de l’Eglise Saint-Léger d’Oisilly, Côte-d’Or, en passant par la verrière de l’atelier Zadkine.
L’an dernier encore, au domaine de Chaumont-sur-Loire, une feuille d’aucuba géante flottait sur le Pédiluve, non loin de l’Asinerie, où l’artiste avait réuni les films occultant portes et fenêtres et un superbe tapis circulaire de la Savonnerie orné du même motif, qui habillait en outre un fauteuil Ghost de Philippe Starck dans la salle à manger du château. Alors que, dans les sous-sols, une série de pastels reprenant en négatif la forme de la feuille d’aucuba était disposée à l’intérieur des casiers ouverts d’un ancien réfectoire, comme autant de tabernacles.
Vingt-quatre de ces pastels – ou de très semblables – sont aujourd’hui montrés à Genève, dans une présentation en tout point différente, simplement regroupés sur le mur et légèrement inclinés, disposés selon un gradient continu de teintes veloutées, du jaune orangé au vert et mauve. La feuille et le court pétiole laissés en réserve sont entourés d’une aura colorée, donnant parfois l’impression que la blancheur centrale se creuse sous le regard, et que la feuille absente irradie comme au cœur d’une gloire.
Redressements.
En face des pastels est accrochée une série de boîtes blanches ouvertes derrière un cadre épais, dont le fond s’incurve doucement et munies d’un éclairage invisible. Ce sont les Theatrini (généralement écrit ainsi, avec le h français), ou petits théâtres dans lesquels l’artiste présente des fragments de douelles de foudre – soit des pièces de bois constitutives d’un très grand tonneau -, accrochées à une certaine distance du fond, (dimensions moyennes : 75 x33 cm). Anne Dagbert raconte la genèse de ces bois récupérés au Portugal, et dont la surface avait été accidentellement altérée, provoquant l’apparition de stratigraphies étranges, paysages où semblent parfois s’être superposés plusieurs horizons, ou bien qu’envahissent des tourbillons diluviens. Ces formes, au même titre qu’un pot de fleur maculé, un bois flotté, un fond de bouteille d’eau taché d’encre de chine, une tuile couverte de lichen, une semelle de cale de ponçage, font partie des Redressements lorsque l’artiste les montre telles qu’ils les a trouvées, et des Redressements élaborés lorsqu’il les modifie par une légère intervention ou par une mise en scène. Ainsi pour ce noyau de date collé verticalement sur une coupelle d’albâtre, montré à l’église de Brou, qui semble un personnage debout et solitaire au creux d’une vaste barque. Il arrive aussi que le Redressement soit photographique lorsque, par exemple, il s’agit d’un pan de mur qui ne peut être prélevé.
On pourrait songer à Duchamp, au Ready-made et au Ready-made assisté, si la nature des objets, et surtout l’intention qui préside au geste de récupération n’étaient radicalement différentes. Le terme de « redressement » en effet, suggère autant la présentation matérielle de ces objets que leur réhabilitation, visant à leur rendre une dignité, voire un caractère quasi sacré puisque l’artiste n’hésite pas à les dire « acheiropoïètes », soit non réalisés de la main de l’homme, terme qui désigne d’ordinaire des images religieuses d’origine divine. Au demeurant, leur aspect nous amènerait plutôt du côté des taches murales et lézardes chères à Léonard de Vinci, de la méthode d’Alexande Cozens pour dessiner les paysages, des dessins de Victor Hugo, voire de certaines décalcomanies surréalistes…
A l’Espace Muraille, nombreux sont les Redressements soigneusement encadrés de blanc comme autant de tableaux sous verre ou de vitrines verticales. Des auréoles terreuses sur une plaque d’isorel esquissent un sommet montagneux. Sur un morceau d’étagère sali on croit voir des traînées de fumée, qui évoquent lointainement une bibliothèque fantôme de Claudio Parmiggiani. Un Redressement « carton gris » est simplement taché d’encre… L’un des Redressements les plus simples et les plus inattendus se compose d’un morceau de savon jauni, sur le bord duquel l’usure dessine une crête grise, exhaussé sur un présentoir et protégé par une cage de plexiglas. Tandis qu’un Redressement élaboré beaucoup plus complexe reprend une photographie de la lune, visible à plus grande échelle non loin dans l’exposition, avec au milieu du cercle lunaire, un débris végétal d’un jaune passé, constitué d’une minuscule collerette sous laquelle semblent s’agiter plusieurs petites jambes, (Redressement « Danseuse »).
Au Redressements, on associera certaines métamorphoses opérées par la photographie. Dans les sept tirages titrés Les crêts vus d’ici, l’on croit voir des paysages, montagnes sombres et plaines blanches, mais curieusement tout détail, en particulier végétal, en est exclu. Des paysages dont on sait bien qu’ils n’en sont pas, mais dans lesquels je n’aurais jamais reconnu, si cela ne m’avait été signalé, les bouches d’aération noires en haut du mur du sous-sol et leurs rebords de maçonnerie grossière peinte en blanc.
Les Redressements peuvent encore prendre la forme d’une simple accumulation de matériaux, comme à la galerie Laurent Godin, un tapis de copeaux de cupro-aluminium au beau titre : Laisser sourdre l’or de l’ombre.
Lames
Dans l’escalier de l’Espace Muraille, une Lame est fixée de biais, très en hauteur sur le mur, au-dessus de la tête du visiteur. Une autre se dresse dans l’un des espaces de la galerie Laurent Godin. La mandorle se retrouve sans doute, mais extrêmement étirée, dans cette forme qui fait retour régulièrement dans l’œuvre de Marc Couturier, tout comme la feuille d’aucuba ou la barque. « Dans cette migration des signes, dit-il, tout est lié… ».
Au début, les Lames étaient des grandes formes peintes découpées dans de la toile et accrochées au mur comme des tableaux. Le passage à la sculpture permit de les présenter horizontalement, en suspension comme un nuage. L’image du nuage doré par le soleil couchant étant, de l’aveu de l’artiste, à l’origine du motif. Dans la galerie parisienne, la Lame se dresse au contraire sur sa très fine pointe, entre terre et ciel, renouvelant ainsi le classique symbole de la colonne.
Si la première fût réalisée en 1985 à partir d’un bois trouvé, la plupart des Lames sont aujourd’hui en bois de samba poli sous un revêtement précieux de feuilles d’or ou d’or blanc.
On rappelle que deux Lames sont visibles à Paris, de façon pérenne, à Notre-Dame et dans l’église Saint-Denys du Saint-Sacrement. Marc Couturier relève que l’on appelle « gloire » les nuages dorés évoqués plus haut, et c’est une Gloire que figure la lame d’or blanc qui se détache avec force dans l’ombre comme sur un fond noir, accrochée au dessus de l’immense croix dorée à la feuille que l’artiste a également réalisée derrière la Pieta de Nicolas Coustou, dans le cœur de Notre-Dame. Quant à l’autel de l’église de la rue de Turenne, il est constitué d’un bloc de marbre clair, posé sur un socle sombre en retrait de sorte qu’il semble se détacher du sol. Sa façade creusée est enduite de stuc blanc, et dans cette concavité est fixée une lame. L’éclairage naturel, pas tout à fait zénithal mais légèrement oblique qui fait plus ou moins briller la feuille d’or, reflétant l’état du ciel, ajoute à l’extrême douceur de l’ensemble et produit un jeu d’ombre imprévu où l’artiste veut voir l’image d’un calice.
On a souvent relevé le rapport très particulier que Marc Couturier entretient avec les matériaux, passant ainsi d’un vieux savon à la feuille d’or, du minuscule débris végétal au riche tapis. J’ai souvenir, à l’occasion d’une Nuit blanche au château de Versailles, d’avoir vu sous de sombres voûtes cet extraordinaire alignement de cinq orangers au feuillage de bronze, aux fruits de barbotine, dont le tronc invraisemblablement mince jaillissait d’une plaque de porcelaine bleue qui recouvrait des jardinières blanches en biscuit de porcelaine. Le tout, grandeur nature. Ce n’est que bien après que j’ai appris que les cinq réceptacles évoquaient pour l’artiste les cinq continents, la porcelaine bleue les océans, les pommes d’or dans leur écrin de métal le ciel étoilé, et que le titre de l’œuvre Vous êtes ici exprimait sans doute la relation émerveillée de l’homme à l’univers. Je n’avais perçu d’abord, dans ce bibelot géant d’une préciosité sans pareille, sorte d’apothéose de l’artifice, qu’un objet de conte de fée digne de quelque palais de cristal. A l’opposé, certes, de ces matériaux récupérés marqués par le temps et l’usage, à ces déchets métalliques, à ces pauvres vestiges du quotidien que sont les Redressements, et pourtant en connivence étroite avec eux, par le seul fait d’être, dans une sorte de panthéon très personnel, les objets d’une même célébration.
Dessins du troisième jour. Dessins du quatrième jour.
Aussitôt après la séparation de la terre et des eaux, au troisième jour de la genèse, Dieu dit : « Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant sa semence, des arbres fruitiers donnant des fruits selon leur espèce et ayant en eux leur semence. Et cela fut ainsi. » Il n’est pas indifférent, au regard des Dessins du troisième jour de Marc Couturier, de noter que le texte biblique évoque non seulement l’engendrement de l’univers végétal, mais aussi sa faculté d’auto-engendrement. Toutefois, l’artiste souligne que ce troisième jour est un jour « sans jour », puisque le soleil, la lune et les étoiles n’apparaîtront qu’au quatrième jour, donc que la couleur en était absente, et la photosynthèse impossible.
« Mes dessins sont la visite d’un site que l’on ne connaît pas au départ, ils ouvrent un passage à la figure ». Cette nature antérieure à la création de l’homme se trouve être ipso facto un « paysage avec figures absentes », pour reprendre un titre de Philippe Jaccottet, non pas que celles–ci se soient retirées, comme le suggère l’écrivain, mais parce qu’elle ne sont pas encore advenues.
Il s’est agit tout d’abord de dessins au crayon sur papier, montrés posés au sol à la galerie Claudine Papillon, puis à la fondation Cartier, en 1992-1993 : « D’une manière impérieuse, automatiquement et de mémoire, dit l’artiste, je me suis mis à dessiner des sous-bois à la mine de plomb, commencés en haut à gauche, comme dans une écriture, et terminées en bas à droite ».
Fouillis de formes crayonnées, jouant de la superposition des plans et de la profondeur, mais toujours sans horizon, sans distinction aucune des espèces et des échelles, où les quelques éléments identifiables se résument à des esquisses de troncs, où des zones plus claires peuvent suggérer un chemin, un ruisseau, un reflet, les Dessins du troisième jour ne représentent jamais tel ou tel paysage, mais plutôt « le paysage », à la stricte limite de l’identification possible, juste avant de basculer dans l’indéchiffrable. Pourtant, le trait toujours net, vif, confère au dessin une paradoxale lisibilité au sein de l’indistinct, qui peut rappeler certaines photographies en noir et blanc, tels les (très petits) tirages d’Arnaud Claass dans la série des Paysages miniatures, ou ceux (très grands) de Gilbert Fastenaekens, Noces, explorant obstinément un banal coin de forêt abandonné à l’inextricable enchevêtrement de branchages et de lianes, et suggérant, à l’opposé de Marc Couturier qui en célèbre la naissance, la luxuriante et fatale entropie de cet ensemble plus ou moins organisé qu’on nomme d’ordinaire « paysage ».
La prolifération des Dessins du troisième jour engendrera tantôt une effarante accumulation de petites œuvres au crayon Comté sur des cartes de correspondance japonaises (15×10,5cm), comme lors de l’exposition L’infini sur terre dans un espace donné où 4032 dessins furent montrés au FRAC Picardie en 1996, tantôt des pièces plus grandes comme celles au graphite sur toile accrochées tout autour du temple Tôji de Tokyo ou sur les parois de verre de la Fondation Cartier en 1995-96. Aujourd’hui, à l’Espace Muraille, sous le titre L’infini, est exposée une suite de cent Dessins du troisième jour de très petit format, alors qu’au Grand Palais, sur une surface concave tendant à entourer le spectateur, le dessin mural au graphite et pastel vert et jaune (c’est donc un Dessin du quatrième jour) se déploie sur une vaste étendue (400 x 360 cm).
Il s’en suit que la foisonnante série des Dessins… joue de toutes les relations possibles entre la taille de l’œuvre et sa relation au corps du spectateur, de la distance à laquelle celui-ci se trouve et de la manière dont les formes se construisent ou se défont sous son regard en fonction de ses déplacements. On songe aux mots de Diderot, à propos du Bocal d’olives de Chardin : « On n’entend rien à cette magie […]. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit ou disparaît ; éloignez-vous, et tout se crée, et se reproduit ». Mais, significativement peut-être, Marc Couturier préfère citer Pascal : « Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que je fasse comme les peintres, et que je m’en éloigne ; mais non pas trop. De combien donc ? ». Formulation plus abstraite et distanciée car métaphorique, placée par l’artiste en exergue du livre de dessins publié par la Fondation Cartier (encore un autre agencement possible, dans lequel un dessin apparaît à chaque page, visions successives et non simultanées comme à l’Espace Muraille).
On relève dans tous ces formats l’importance de la marge blanche, que l’on retrouvera à propos des wall drawings abstraits, qui enchâsse toujours le dessin, au Grand Palais comme dans la galerie genevoise. On notera toutefois que cette marge disparaît lorsque les Dessins du troisième jour prennent la forme d’un graphisme mural enveloppant entièrement le spectateur.
Ainsi, en 2014, dans l’exposition Inside au palais de Tokyo, celui-ci couvrait entièrement les parois d’une haute salle, prodigieux travail pour une œuvre éphémère. Si, à l’entrée de l’exposition, passant à travers la structure de carton découpé d’Eva Jospin, on pénétrait, à l’instar de Dante, « dans une forêt profonde », la forêt de Marc Couturier, tout aussi monumentale, semblait à l’opposé fantomatique et comme évanescente. « Ce travail majestueux et délicat, écrit Katell Jaffrès, engage une contemplation et un lâcher-prise. En chacun de nous, la poésie peut alors exister. » L’expression courante et banale de « paysage intérieur » se chargeait alors d’un double sens, renvoyant à la fois à l’œuvre même qui déployait l’image intra muros d’une nature retournée comme un gant, le dehors devenant le dedans, et à l’intériorité de l’imaginaire suggérée par la simple ébauche, quasi-mentale, de cette nature. Comme si l’on était plongé au cœur, non d’un paysage, mais d’une idée de paysage. Dès lors que le spectateur entrait dans la salle, comme perdu au milieu d’une clairière et cherchant de possibles chemins dans ces rubans blancs qui s’enfonçaient doucement en oblique dans la grisaille claire, c’est lui-même qui devenait, comme l’a souligné l’artiste, l’acteur de ce désormais « paysage avec figure ».
Ainsi, si diverses et contrastées que puissent être leurs dimensions, les Dessins du troisième jour semblent toujours en train de se dessiner eux-mêmes, de s’engendrer par la contiguïté des tracés, le geste de l’artiste participant à son tour de cette genèse biblique dont il explore inlassablement le mystère.
Tout comme les grands Dessins du troisième jour, certains wall drawings de Marc Couturier se développent sur de vastes surfaces murales préparées par un enduit de kaolin, mais il s’agit là de tracés abstraits et non plus de paysage. « Ce sont, dit l’artiste une sorte d’émanation. Une façon d’être ». Il emploie alors la pointe d’argent, autrefois utilisée pour les dessins préparatoires aux enluminures et qui nécessite, pour laisser sa trace très fine, une soigneuse préparation du support. Là encore éphémère, l’œuvre in situ réalisée sur trois grands murs pour l’exposition Plastique, contraste fortement par son raffinement et son apparente fragilité avec l’architecture sommaire du lieu aux sol et piliers de béton brut, et à l’éclairage froid des néons blancs. Sur la photographie que l’on en produit ici, le dessin, trop léger, demeure invisible, mais la marge apparaît.
La surface est couverte de larges boucles selon un geste dont on devine, en suivant du regard les méandres infinis de cette unique ligne, l’ampleur, le rythme et la régularité, même s’il est aussi, de l’aveu de l’artiste « rapide et très violent ». La marge n’est indiquée par aucun tracé, simplement, à cet endroit, cela s’arrête. Cette marge est essentielle là où les habitudes visuelles du spectateur contemporain attendrait quelque inévitable all over. Elle témoigne d’une présence à l’œuvre, d’une élaboration maîtrisée : « Je prend un temps fou, dit encore Marc Couturier, à délimiter les marges ».
Le terme souvent employé de wall drawings pour désigner ces dessins, en ce qu’il évoque l’art américain, ne saurait en effet prêter à confusion, et Anne Dagbert a justement relevé ce qui les oppose, par exemple, à la pratique d’un Sol Lewitt dont ils diffèrent entre autres en cela que le projet de l’artiste conceptuel est exécuté par des assistants. Elle évoque plutôt à ce sujet l’art de Wolfgang Laib, en songeant sans doute au fait que celui-ci s’attache à réaliser lui-même ses récoltes de pollen, ensuite longuement tamisé, et trouve dans cette discipline comme un espace de méditation. De même pour le spectateur qui joue le jeu, le suivi de cette ligne tout à la fois si diaphane et si précise n’est pas sans produire un léger vertige contemplatif. Il lui apparaît aussi, étrangement, que des zones lumineuses changeantes et mobiles sous le regard animent la surface pourtant d’une homogénéité parfaite.
Selon le principe des wall drawings, Marc Couturier réalise aussi des tableaux à la pointe d’argent, dont l’Espace Muraille montre deux exemplaires, d’une blancheur irradiante, accrochés en diptyque.
Barques.
Dans le sous-sol à l’ombre dense du même lieu apparaît la barque, grande et puissante (ill. au début de l’article). De sa peinture autrefois vert clair ne subsiste désormais que des taches colorées sur un bois gris, ourlé dans le bas d’un bord dentelé et craquelé d’usure. La partie centrale du flanc, avec ses trois boulons rouillés et sa surface écaillée, ferait à elle seule un magnifique Redressement. Surélevée, elle semble en lévitation, et comme longeant le mur auquel elle est accrochée par des fixations invisibles. Elle apparaît remplie d’une eau d’un bleu intense, dans laquelle, se penchant, le spectateur peut voir son ombre et son reflet bien plus petit, avant de comprendre que l’effet de profondeur est du en fait à une couche d’eau sur une surface peinte. Deux projecteurs impriment deux ombres de la barque sur le sol gris, et dessinent au-dessus d’elle comme une moitié d’hostie.
C’est du moins ce à quoi l’on songe si l’on se souvient de la Barque de Saône, montrée lors de la biennale de sculpture de Belfort en 1985, que surmontait une tache du mur dont l’artiste avait parachevé la forme d’hostie. La même barque, désormais intitulée La nef rejoignait les bords de la Seine au Salon de la jeune sculpture l’année suivante. « Comme un souffle retenu elle contient en elle l’eau, l’énergie qui habituellement la porte. Cet échange, cette translation transforme son élan horizontal en une élévation verticale quasi liturgique » écrivait alors Jean de Loisy.
Il s’agit là d’une thématique essentielle dans l’art de Marc Couturier, même si l’on peut trouver ses eaux colorées, bleu cyan ou vert luciole, dans d’autres réceptacles, une table de marbre, ou des sommets de barriques, comme ce fut encore récemment le cas au Domaine de Chaumont-sur-Loire. La récupération des barques échouées ou « gueusées » (immergée grâce à une charge pour se conserver dans l’eau), puis leur transformation, fut longtemps un travail accompli avec son père. La plus connue est sans doute celle installée dans l’église du monastère de Brou en 2005, lors de l’exposition …et le marais sanglote (citation d’un texte d’Edgar Quinet), en fait une demi-barque, se reflétant dans un miroir qui en complétait la forme – ici encore, de mandorle -, nef en suspension dans la nef.
Lors de l’exposition Les magiciens de la terre en 1989, à l’instigation de l’artiste Lawrence Wiener, Jean-Hubert Martin avait demandé à chacun des exposants sa définition de l’art. En guise de réponse, Marc Couturier reprit le titre d’une de ses œuvres, disparue, qui se composait de deux barques disposées selon une croix : Longueur, largeur, hauteur et profondeur, ces quatre attributs divins sont l’objets d’autant de contemplation. La source de ce titre énigmatique se trouve dans l’épître aux éphésiens de Saint Paul « Ainsi vous serez capable de comprendre avec tous les saints ce que sont la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur. » (Eph. 3,18). La plupart des lectures qui ont été faites de cette « quaternité » tendent, me semble-t-il, à la ramener à des principes abstraits, l’associant aux vertus du fidèle (charité, persévérance, espérance, foi), ou, comme le suggère la formulation de Marc Couturier et celle de Bernard de Clairvaux répondant à la question « Qu’est-ce-que Dieu ? », aux attributs divins (éternité, charité, puissance, sagesse). On aimerait ici y voir avant tout le signe d’une attention portée aux choses du monde, car c’est au cœur de la matière et dans le respect de l’identité de l’objet et de son histoire que l’art de Marc Couturier cherche à susciter l’épiphanie.
C’est un truisme de rappeler que la barque connote le voyage, (c’est d’ailleurs la clé du titre de l’exposition à l’Espace Muraille, la « dame de nage » désignant le système de fixation de la rame), voyage à travers les apparences en quête d’une ultime connaissance, mais aussi voyage funèbre. On songe moins, du fait de l’élégance de la forme et des teintes délicates, à la sombre barque de Charon qu’au mythe égyptien du voyage des morts.
La seconde barque à l’Espace Muraille s’oppose en tout point à la simplicité hiératique de la première, pour entraîner le visiteur dans une débauche baroque de reflets. C’est une demi-barque comme celle de Brou, dont la peinture rouge est décolorée sur la partie autrefois immergée. Le miroir ici semble fait d’un matériau métallique très brillant qui tapisse entièrement le fond d’une vaste niche aux angles arrondis, et qui couvre également sol et plafond. La barque, de ce fait, n’est pas seulement complétée et refermée par son reflet, mais son image se démultiplie et se disperse tout autour d’elle, en fonction des mouvements du spectateur, comme dans un kaléidoscope. Tandis que les reflets du cadre blanc qui délimite la niche et celui des sutures visibles du revêtement miroitant se mettent à onduler, tels des vagues pressant de nouveau le flanc de l’esquif. Cette œuvre mystérieuse et puissante, mais instable, agitée, qui se transforme au moindre de nos déplacements, qui renchérit sur l’illusion à la façon d’un palais des mirages, brille, me semble-t-il, au sein d’une œuvre dont l’aspiration mystique est clairement affirmée, d’un éclat soudainement profane.
Mais cette oscillation est peut-être un des traits récurrents du travail d’un artiste dont on a pu écrire : « … sous ses doigts le monde dans ses manifestations les plus immédiates, les plus élémentaires, se met subitement en quête d’un sens dans la nuit dont il cherche à s’extraire, d’un pacte entre le sacré et le profane. Comme toujours chez lui, ce dialogue incessant entre le ciel et la terre, les profondeurs et l’espace, se traduit par un ensemble de métaphores qui convoquent sans cesse la question de l’apparition, de la lévitation, de l’apesanteur, du mirage et du vertige. » (Henri-Claude Cousseau).
Exposition Plastique ( Marc Couturier, Sven’t Jolle, Mika Rottenberg, Alain Séchas), galerie Laurent Godin , 336 bis rue Eugène Oudiné, 75013, Paris, 13 mai-22 juillet 2017.
Exposition Jardins au Grand-Palais, Paris, 15 mars-24 juillet 2017.
Exposition Voyage, voyage, des aucubas aux dames de nage, Espace Muraille, sur une proposition de Béatrice Guesnet-Micheli, avec la complicité de la galerie Laurent Godin, 5 place des casemates, Genève, 18 mai-26 août 2017.
Exposition collective, De nature en sculpture, Villa Datris, 7 avenue des quatre otages, l’Isle-sur-la-Sorgue 26 mai -1er novembre 2017. (Une œuvre de Marc Couturier, au motif de feuilles d’aucuba, est installée dans l’ascenseur).
Exposition de la collection de la Fondation Cartier, Hightlights, Musée d’art de Séoul, Corée du Sud, 31 mai-15 août 2017.
(L’auteur n’a pas vu les deux dernières expositions citées).
Sources :
Marc Couturier, les dessins du troisième jour, texte Allan Jones, Fondation Cartier pour l’art contemporain, La Hune, 1993.
Marc Couturier. …et le marais sanglote. , catalogue d’exposition, Monastère royal de Brou, Bourg-en Bresse, textes : Henri-Claude Cousseau, Inge Linder-Gaillard, Edgard Quinet, Gilles Fages, 2005.
Anne Dagbert, Jean-Michel Phéline, Marc Couturier, Erème, 2006.
Katell Jaffrès, « Le regardeur à l’œuvre : l’art comme possible exploration de soi. » Palais 20, magazine du Palais de Tokyo, dossier Inside, 2014.
Film : Marc Couturier. Hightlights. La Collection de la Fondation Cartier présentée à Séoul, youtube.com
Images :
Photographies de l’auteur, à l’exception de celle du Dessin du troisième jour au Palais de Tokyo, prise sur le web.