Un jour de mars 2016. Il est 14h.30 dans la Villa du Parc, à Annemasse. Mais, à travers les vitres obscurcies pour les besoins de la projection, il semblerait que la nuit tombe sur le parc Montessuit, plutôt désolé sous la pluie. Une ambiance qui convient tout à fait au propos d’Azurasein. L’exposition déroule sur deux niveaux l’uchronie (ainsi qu’on nomme une réécriture de l’histoire à partir d’un passé modifié), à laquelle Nicolas Moulin consacre depuis plusieurs années une partie de son œuvre. Certaines pièces déjà montrées viennent s’insérer dans un ensemble alternant photographies truquées, vitrines, films, textes de pure science-fiction sobrement proposés sur des tables de lecture, diaporama, sculpture, sans omettre le son.
En prologue, l’installation Subterannean se compose de trois rétroprojecteurs à rhodoïds tout à fait obsolètes. Montés sur des socles d’acier et munis de moteurs qui font défiler bruyamment la feuille de rhodoïd entre deux cylindres, ceux-ci occupent l’espace comme des sculptures. Les images projetées sur les murs, dont les angles coupés aux quatre coins suggèrent un encadrement désuet, apparaissent transparentes et pâlies, fantomatiques, en contraste avec ce qu’elles montrent, ces immeubles cyclopéens d’une mégapole de béton inachevée. En dépit de son aspect agressivement moderne, on songe à la Cité des Immortels dont Borges écrit que « les dieux qui l’édifièrent étaient fous» (L’Aleph). Dans ce qui aurait dû être une fourmilière humaine, toute vie semble s’être arrêtée. Seul règne un silence palpable qui n’est pas sans rappeler cette autre œuvre de Nicolas Moulin, Vider Paris (2001), où l’on reconnaissait à ses monuments la ville désertée aux immeubles murés jusqu’au second étage. La netteté des volumes et les murs lisses de la ville morte excluent l’idée que l’on se fait traditionnellement d’une ruine, mais l’absence de toute trace d’activité humaine écarte tout autant celle d’un chantier.
Lorsque je les avais vues – du moins en partie, car il s’agit d’une œuvre évolutive – dans la galerie parisienne Chez Valentin, en 2013, ces images d’une utopie urbaine à l’abandon renvoyaient pour moi aux architectures des régimes totalitaires du siècle dernier, en amplifiant encore leur mégalomanie et leur esthétique rigide. J’ai ensuite appris qu’elles devaient aussi beaucoup aux constructions brutalistes de la ville de Sheffield, peut-être à l’hôtel Ryugyong de Pyongyang, pyramide de cent cinq étages jamais terminée, ou à bien d’autres sources. A la Villa du Parc, elles s’insèrent désormais dans un récit, comme tous les éléments de l’exposition, que l’on ne perçoit plus comme une succession de pièces autonomes, mais comme une seule et unique œuvre. On peut lire, dans les pages d’un « roman en cours », qu’Azurazia, capitale administrative « qui n’en avait jamais été une et ne le serait certainement jamais » résulte du naufrage d’un projet moderniste proprement insensé : « les soixante-quatre corporations d’Azurazia n’étaient jamais parvenues à peupler le dédale de tours gigantesques posé sur cette île artificielle au pied du barrage de Gibraltar, côté Atlantique. Ceux qui avaient entrepris de vider la Méditerranée pour irriguer le Sahara, avaient préféré, devant le désastre, faire comme si de rien n’était». On aperçoit entre les murailles de béton, lointaine et grise sur un ciel pâle, la statue colossale du « Derviche conquérant d’Azurazia, armé de sa pioche et brandissant son bras vers la Méditerranée disparue». On le retrouvera plus loin, sur un mur d’hypothétiques photogrammes extraits d’une série télévisuelle jamais réalisée, deux minuscules silhouettes humaines donnant l’échelle de la monstrueuse statue.
Car, dans la suite de notre parcours, la figure humaine va, assez parcimonieusement, faire irruption dans les images. Sans que l’on sache exactement si ces personnages plus ou moins errants sont de simples passants, les ultimes travailleurs sur des chantiers à l’abandon, ou l’un des deux héros du récit, aux drôles de noms germano-méditerranéens : Ghazi Van Keering, et Walter-Hamid Winkahin-Drapo. L’un, que les hélicoptères Antonov viennent chercher dans sa planque azurazienne, l’autre assigné à résidence à Sourakdin-Kim, l’une des cités du littoral sacrifiées, soumises aux caprices du barrage, inondations répétées et pannes d’électricité.
L’artiste, dans les parties écrites – ces morceaux d’un récit qui, dans sa totalité, n’existe pas encore et sans doute n’existera jamais -, adopte un style de pur constat d’autant plus froidement énonciatif que ce qu’il raconte est improbable. Il n’y a pas de redondance entre le texte et les images et objets. Ceux-ci n’illustrent pas le texte, et le texte ne les explique pas. Les deux formes s’emboîtent simplement comme un puzzle laissé volontairement incomplet. L’imaginaire littéraire et l’humour se côtoient étrangement dans les noms de personnes et de lieux, selon des combinatoires langagières proches du mot valise, tantôt mystérieuses et tantôt transparentes. Ainsi, c’est sans doute l’architecture pharaonique qui inspire le nom de l’hôtel abandonné, Azuramenhotep, où se réfugie l’un des deux héros de l’histoire, ainsi que celui de la bière Nefertitea… Les noms propres sont depuis longtemps, dans le travail de Nicolas Moulin, en particulier dans le titre des œuvres, l’occasion d’une débauche imaginative où les langues actuelles se mêlent aux novlangues à venir. Il explique assez drôlement que c’est en référence au Dasein heideggerien qu’il a intitulé l’exposition Azurasein, référence que lui-même juge, d’un point de vue philosophique, pour le moins approximative…
Documents, archives, vestiges, vont constituer l’essentiel de l’exposition. On circule dans un espace spatio-temporel incertain entre futur antérieur et passé surcomposé. Parlant des développements de son travail dans un entretien avec Catherine Francblin, « j’aimais bien, dit l’artiste, le paradoxe d’une photographie qui représenterait un futur alors que la photographie est toujours la trace d’un passé ». Quant à la « valeur probatoire », comme disait Roland Barthes, de la photographie, elle est allègrement bousculée par les manipulations numériques, comme elle l’a été, dans l’histoire, de façon plus artisanale, pour tant de documents outrageusement retouchés.
Le recours à la vitrine muséale, au contenu scientifique ou ethnographique, est devenu courant dans l’art contemporain. Nicolas Moulin en use à son tour et les objets qu’il nous présente sous vitrine, « objets fétiches » selon lui, ne sont ni beaux ni laids, étrangement neutres, toutefois non dénués d’une charge émotionnelle, vestiges de notre propre passé qui se croyait si moderne : extrait d’un nuancier d’ameublement à la couleur chic et fade des années soixante, revues dont l’esthétique futuriste est aujourd’hui datée, optimisme convenu d’une couverture de fascicule nord-coréen, attaché-case et téléphone portable hors d’usage, chemise et insigne qui m’ont rappelé un vendeur de rue d’anciens uniformes d’Allemagne de l’Est, vu naguère à Berlin (où vit Nicolas Moulin).
Tout au long de l’exposition, les modalités de présentation des images sont antérieures à l’invasion du numérique. Après les rétroprojecteurs, vient le diaporama. Dans le même esprit, trône sur une table un grand et beau magnétophone à bande Sony . Il faut ici rappeler qu’à l’origine le titre Azurazia fut d’abord celui d’une œuvre musicale, bande originale du film fantôme dont nous voyons les photogrammes : en résidence au Maroc, l’artiste a invité des amis musiciens à composer avec lui pour le label qu’il a créé, Grautag Records. Parmi ceux-ci, Pharoah-Chromium, alias Ghazi Barakat, est venu jouer à la Villa du Parc.
Si l’univers que construit Nicolas Moulin, est si prégnant et inquiétant, c’est que l’imaginaire qui s’y déploie, toujours balisé par le réel, n’a rien de gratuit. L’histoire d’Azurazia s’inspire d’une utopie véritablement conçue par l’architecte allemand Hermann Sörgel, et développée de 1928 à 1952, intervalle de temps pendant lequel bien d’autres utopies, politiques celles-là, ont ravagé le monde. Le projet Atlantropa était bien celui d’un barrage prométhéen, qui aurait fourni l’Europe en électricité, asséché la Méditerranée, et permis l’irrigation de l’Afrique. L’artiste n’a fait au fond que reprendre ce programme pour en imaginer les conséquences catastrophiques, inversant l’utopie en dystopie, comme le font souvent les auteurs de science-fiction auxquels il se réfère, tel J.G. Ballard et le prolifique et tourmenté Philip K. Dick. Les images, toutes fictives et truquées soient-elles, entretiennent elles aussi un rapport explicite avec le réel. La statue du Derviche debout sur l’horizon, la première fois que je l’ai vue, m’avait rappelé le terrible Monument de la renaissance africaine que le président Wade a fait récemment édifier à Dakar, ce dont j’ai trouvé confirmation, car le monument est visible sur l’un des pseudo-photogrammes affichés. Le critique Judicael Lavrador suggère une autre parenté, avec une éphémère effigie géante de Mao, aussitôt démolie. Ainsi, la fiction, chez Nicolas Moulin, flirte de manière constante avec la réalité, et cela précisément lorsqu’elle semble la plus invraisemblable. On pourrait jouer à détecter les multiples sources de ce travail, qui puise librement dans une vaste culture architecturale, cinématographique, littéraire, et musicale, tout autant que dans l’actualité.
Car la dystopie concerne aussi le monde social. Et rappelle bien des situations historiques ou contemporaines, en même temps qu’elle règle en quelques mots son compte à notre propre avenir : « Les oligarques azuraziens étaient désormais plus préoccupés de satisfaire leurs caprices d’esthètes fortunés en rachetant à l’Europe déchue ses monuments historiques pour les faires transporter pierre par pierre et les remonter dans leur domaine au milieu du désert plutôt que de s’occuper d’entretenir ceux d’Azurazia ». Mais s’ils avaient abandonné la ville fantôme, ils n’en autorisaient pas pour autant l’accès aux « autres ». Les autres, soit « ces milliers d’amnésiques revenus d’entre les morts, rescapés du naufrage de leur voyage cryogénique à sept cents mètres sous terre et devenus phobiques de l’obscurité… ». On n’en saura guère plus, mais l’opposition entre le monde des puissants érigé dans la lumière et le misérable peuple des ténèbres est une image forte, qui rappelle tant de souvenirs de fictions littéraires ou cinématographiques (de Metropolis à Le roi et l’oiseau) qu’elle s’impose avec une totale évidence. Nicolas Moulin aime, à l’occasion, jouer avec les poncifs.
Le diaporama, lui aussi particulièrement bruyant, nous entraîne dans une cité aussi déserte que la mégapole, mais dont les bâtiments évoquent plutôt un lieu de villégiature décati. Assez belles villas fermées, avenues vides bordées de lampadaires, végétation aperçue par-dessus des murs de jardins, poteaux électriques, quelques immeubles à la géométrie pauvre, terrains vagues et buissons… Ce qui nous est présenté là comme étant Sourakdim-Kim, la résidence imposée à l’un des protagoniste – en réalité les images ont été prises au Maroc – provoque une fois de plus cette impression étrange de « déjà-vu, mais où ? », de faux souvenirs d’enfance, tels ces « souvenirs implantés » des réplicants de Blade Runner, partagés par tous, banals et légèrement mélancoliques.
Des deux vidéos, montrées sur des moniteurs simplement posés au sol, la première est assez mystérieuse. On y voit une figure de dos surgir par intermittence sur un fond nocturne, lors de brusques et violentes lueurs. La proximité d’un texte qui évoquait un transport aérien dans un bruit de pales et de turbines induit la vision d’un voyage dans un ciel agité, interprétation à demi fausse seulement puisqu’on apprend, dans le commentaire de l’artiste, qu’il s’agit d’un orage de chaleur devant lequel un ami tient un verre de champagne, invisible à l’image. On avait cru assister à quelque épisode violent contrastant avec la relative indifférence fataliste qui semble caractériser les protagonistes du récit. Attitude par contre confirmée par la seconde vidéo en boucle, Smoking Van Keering, où l’on voit longuement le problématique héros fumer un narguilé. Entre deux catastrophes, ces hommes qui ne semblent pas se croiser, dont la situation et l’éventuelle mission demeurent inexplicables, peut-être en situation de survie, semblent méditer dans une sorte d’expectative. Ainsi qu’il est dit quelque part : il « resta sur sa chaise à regarder les éclairs : il ne savait pas pourquoi, mais il sentait qu’il allait se produire quelque chose à ne rater sous aucun prétexte ».
Nicolas Moulin est aussi sculpteur. Nominé pour le prix Marcel Duchamp en 2009, il avait montré à la FIAC une structure pré-architecturale en tubulures de section carré. Dans le même esprit, les pièces austères tout récemment exposées au Frac Centre « travaillent la ruine autant que la construction défaillante » (Eric Dégoutte, commissaire de l’exposition). A la Villa du Parc, Frontier est une grande installation en fer à béton, composée de 9 modules, disposés au sol à la façon de ces barrière de défense dites « chevaux de frise », technique très ancienne de protection des places fortes, que l’on a vu également sur le mur de Berlin. Il est évident que dans le contexte international actuel l’œuvre et son titre prennent une résonnance particulière. Mais il s’agit aussi d’un matériau qui s’intègre parfaitement dans le propos général d’Azurasein, en tant qu’appartenant peut-être à quelque construction dont on ne sait si elle est encore à venir, où déjà détruite jusqu’à son squelette, ultime vestige archéologique.
La cohérence et la force du parcours narratif auquel nous sommes invités découle en partie du fait que la forme délibérément lacunaire du récit, construit par le texte, les images, les objets et le son, reflète son contenu dans une troublante mise en abyme. Car l’exposition tout entière, somme inaboutie en même temps que work in progress, apparaît suspendue, comme Azurazia, entre la genèse et la ruine. On songe parfois à l’Hôtel Palenque, œuvre de Robert Smithson, qui attachait une grande importance à la notion d’entropie, également chère à Nicolas Moulin. Il s’agissait d’un diaporama consacré à un hôtel mexicain laissé inachevé, ouvert à tous les vents et mangé par les mousses, dont les images étaient dérisoirement commentées comme autant de tableaux. L’artiste, on le sait, s’intéressait également à la science-fiction : c’est la présence, dans sa bibliothèque, d’une nouvelle de J.G. Ballard, lui-même admirateur de l’art de Smithson, qui inspirera à Tacita Dean le double hommage d’une exposition intitulée J.G. (galerie Marianne Goodman, 2014). Car la référence à la S.F. n’est pas rare dans le champ de l’art contemporain, cela depuis au moins les années soixante comme le montre un ouvrage de Valérie Mavridorakis, et le thème a pu faire l’objet d’une exposition au Grand-Hornu. Mais si beaucoup d’œuvres font allusion aux univers de cette littérature dite hâtivement « de genre », il n’est pas, à ma connaissance d’entreprise comparable à celle de Nicolas Moulin, construction in extenso d’un récit par un artiste.
L’œuvre est évidemment politique, au sens le plus large du thème. Elle nous invite à méditer sur la fuite en avant de ce qu’on appelle communément « progrès », sur ses conquêtes stupéfiantes et instantanément dépassées, autant que sur ses faillites humanitaires répétées. Sur la vanité des pouvoirs et ses dégâts collatéraux. Sur l’éternelle injustice et les stratégies de dominations des uns, et de survie des autres. En cela, certes, Nicolas Moulin n’est pas le seul. Mais il ne cherche en rien à nous donner une leçon, encore moins à proposer à notre humanité perdue une quelconque voie de salut. Il y a une dimension parodique et joueuse dans le projet qui n’est, après tout, que de nous raconter une histoire, dont l’incipit pourrait être « il sera une fois… », et de construire, avec notre complicité, un véritable univers parallèle et pourtant redoutablement proche du nôtre.
Car dans cette accumulation d’images, d’objets témoins sous vitrine et de mécanismes désuets obstinément fonctionnels sauvés de l’oubli, nous nous reconnaissons comme dans un miroir. Et n’évitons pas un attendrissement désolé sur nous-mêmes à travers ces vestiges terriblement familiers du futur. C’est peut-être cela la forme moderne de la « mélancolie des ruines ».
La nuit est finalement tombée pour de bon sur le parc. On revoit au passage le drapeau d’Azurazia, cité utopique et ville morte, qui dès l’entrée, annonçait, au sens propre, la couleur : un drapeau est par définition voyant et coloré, et si l’on connaît des drapeaux noirs, impérieux ou menaçants, en a-t-on jamais vus ainsi composés de l’emboîtement de deux plages sombres, bleu nuit et marron éteint ?
L’exposition Azurasein s’est tenue à la Villa du Parc, à Annemasse, du 16 janvier au 19 mars 2016. L’artiste est représenté par la galerie Chez Valentin.
Sources :
DUUU. Unités radiophoniques mobiles. Conversation #49. Nicolas Moulin. Emission préparée par Simon Ripoll-Hurier. duuuradio.fr (Il s’agit d’un parcours de l’exposition commenté par l’artiste, principale source du présent billet).
Entretien avec Catherine Francblin et Jean-Bernard Pouy, janvier 2006. paris-art.com
Julien Bécourt, Un artiste à la croisée des fins du monde, entretien. gaieté-lyrique.net/nicolas-moulin-intra-terrestre
Secret de fabrique : Nicolas Moulin, Dailymotion.com, enregistrement d’une conférence à l’Ecole nationale supérieure de Paris-Val-de-Seine.
Judicaël Lavrador, « «Azurazia », monument songe », Libération, 13 et 14 février 2016.
Denis, Gielen, S.F. [ Art, science & fiction], Musée des Arts Contemporain de la fédération Wallonie -Bruxelles, le Grand-Hornu, 2012, préface de Laurent Busine.
Valérie Mavridorakis ( Sous la direction de …), Art et science-fiction : la Ballard Connection, Les Presses du réel, 2011.
Images : 1, prise sur le Web (annemasse.fr), 2,3,4,5 : photos de l’auteur.