Le démon de l’analogie.

Vue de l'exposition. au premier plan : Raphaël Zarka, Les récifs, 2013,béton, bois, chacun 332x136x73 cm
Vue de l’exposition. Au premier plan : Raphaël Zarka, Les récifs, 2013, béton, bois, chacun 332x136x73 cm

Le présent article est plutôt « écrit pour mémoire », l’exposition Aurélien Froment et Raphaël Zarka aux Abattoirs de Toulouse s’étant terminée le 8 janvier…  

 Dès l’entrée, à la vue de l’aménagement du grand hall, avec son jeu d’écrans, dépouillé comme une architecture traditionnelle japonaise, laissant de nombreuses échappées au regard, et ses tables blanches au sobre quadrillage géométrique, s’impose la conception très particulière de cette exposition à quatre mains. Deux artistes d’une même génération (Aurélien Froment est né en 1976 et Raphaël Zarka en 1977) entrecroisent leurs œuvres. Si cette introduction est d’abord consacrée au travail de Froment prenant pour objet la méthode pédagogique de Friedrich Fröbel, les œuvres de Zarka viennent s’y intégrer sans rien perdre de leur force et de leur autonomie. Il ne s’agira jamais, en effet, de juxtaposer simplement les travaux des deux artistes et pas davantage de les confondre, mais, avec l’accompagnement du commissaire Olivier Michelon, de mettre en espace un dialogue soutenu sans doute des années durant.

Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, 2013, détail objets:laine, table : contreplaqué laminé et aluminium
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, 2013, détail, objets : laine, table : contreplaqué laminé et aluminium
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, détail, photographie
Aurélien Froment, Fröbel Fröbelisé, détail, photographie

Friedrich Fröbel (1782-1852), pédagogue allemand, fut le concepteur  des jardins d’enfants (kindergarten) qui visaient à initier les plus petits à la vie collective. Il créa également un jeu éducatif, dont les matériaux, bois ou tricot, sollicitaient le toucher, et dont les formes simples invitaient à diverses combinaisons. C’est ce jeu qui se trouve à l’origine de l’œuvre de Froment, dans laquelle l’invention de Fröbel devient à son tour objet d’étude (Fröbel Fröbelé, 2013). Le visiteur pourra trouver cette référence à un personnage sans doute aujourd’hui connu des seuls spécialistes étrangement sophistiquée, voire gratuite. Mais il découvrira qu’il est un trait commun aux deux artistes : celui de ne jamais, ou presque, créer de novo, mais toujours à partir d’un « déjà-là », une forme du monde qu’ils vont choisir, au hasard des rencontres, dans les univers culturels les plus érudits ou les pratiques populaires les plus variées.

 Ici, les objets de Fröbel, accessibles – mais que nous ne sommes cependant pas invités à toucher – car ils ne semblent pas disposés au hasard sur le quadrillage blanc qui leur sert de support ou bien rangés dans leur boîte, ou encore photographiés lors de manipulation, s’avèrent présenter un double intérêt, certes non prévu par leur créateur. Tout d’abord nous renvoyer à une perception simplifiée du monde comme agencement de forme simples, tel que l’a élaboré l’art moderne, mais qui peut concerner bien d’autres champs et remonter plus haut dans l’histoire. Et, d’autre part, nous placer dans une situation assez singulière au regard de notre pratique habituelle des expositions. Les objets de Fröbel et ce que l’on devine de sa méthode, ainsi offerts au regard adulte, ont quelque chose de déstabilisant par leur caractère à la fois austère et ludique, et suscitent un questionnement qui sera récurrent dans le parcours des différentes salles : qu’est-ce que cette forme ? D’où vient-elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie? Pourquoi est-elle là ? Que puis-je -mentalement- en faire ?

vue de l'exposition avec Pierre-Henri de Valenciennes, Cicéron découvrant le tombeau d'Archimède,
Vue de l’exposition. Pierre-Henri de Valenciennes, huile/toile, Cicéron découvrant le tombeau d’Archimède,1787. Dépôt du Louvre au Musée des Grands Augustins, Toulouse.

L’analogie formelle entre des objets d’origine parfois très éloignée est au cœur même de la démarche des deux artistes. Ainsi le motif de la sphère surmontant le cube, réalisé avec le matériel de Fröbel, se retrouve dans l’Autel de la fortune attribué à Goethe qui intéressa Zarka (et fut par ailleurs repris par Daniel Spoerri dans son jardin de sculptures toscan). La fascination de Fröbel pour la sphère, à ses yeux symbole de l’équilibre entre diversité et unité, renvoie à la figure d’Archimède qui en calcula la surface et dont le tombeau fut, dit-on, orné d’une sphère inscrite dans un cylindre. Aussi, un tableau de Pierre-Henri de Valenciennes représentant Ciceron découvrant le tombeau d’Archimède a-t-il été emprunté au Musée des Augustins de Toulouse.  Ce thème, « illustre la figure du passeur des savoirs de l’antiquité grecque à l’antiquité romaine, un passeur des formes donc, et pour ainsi dire une figure en creux des deux artistes ». (Cédric Aurelle).

Cicéron découvrant le tmpbeau d'Archimède, détail.
Cicéron découvrant le tombeau d’Archimède, détail
Vue de l'exposition.Raphaël Zarka, Le cénotaphe d'Archimède, 2011
Vue de l’exposition.Raphaël Zarka, Le cénotaphe d’Archimède, 2011

Or, on sait qu’Archimède s’intéressa aussi à la vis sans fin, motif que rappellent les colonnes des deux versions du Cénotaphe d’Archimède par Zarka. Ces colonnes torses, dont l’appareillage en brique rose s’accorde étonnamment à l’architecture des Abattoirs, évoquent au premier regard un motif cher à l’art baroque, mais leur structure anguleuse renvoie en fait aux cheminées de style Tudor. Par ailleurs, Archimède aurait été le premier à connaître le rhombicuboctaèdre, motif central dans l’art de Zarka. On voit là comment procèdent ces enchaînements ou un thème en engendre un autre à la façon de la comptine marabout-bout de ficelle, ou des récits amoureux dans La ronde d’Ophüls. Une œuvre de Froment, non visible dans l’exposition, illustre aussi très bien, sur un mode verbal, ce procédé : De l’île à hélice à Ellis Island (2005) est une bibliothèque dans laquelle le dernier mot du titre de chaque livre est le même que le premier mot du titre de l’ouvrage qui lui succède sur l’étagère.

Raphaël Zarka, Second cénotaphe d'Archimède,2012,brique de terre cuite et médium teinté,382x136x67 cm
Raphaël Zarka, Second cénotaphe d’Archimède, 2012, briques de terre cuite et médium teinté, 382x136x67 cm

La saga du rhombicuboctaèdre

Raphäel Zarka, Les formes du repos n°1, tirage Lightjet, 70x100cm,(cadre supprimé, reflets sur le verre de l'oeuvre de Froment, Balance des blancs.
Raphäel Zarka, Les formes du repos n°1, 2001, tirage Lightjet, 70x100cm,(cadre supprimé, reflets sur le verre de l’oeuvre de Froment, Balance des blancs).

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Raphaël Zarka, deux autres photographie de la série Les formes du repos.
Raphaël Zarka, deux autres photographie de la série Les formes du repos.

C’est sur un terrain vague proche de Sète que Zarka découvre par hasard, en 2001, deux rhombicuboctaèdres de béton, prototypes de brise-lames (ou « récifs ») abandonnés. Ces polyèdres étranges feront l’objet de la première image de la série des Formes du repos, ainsi nommées parce que leur immobilité en fait déjà des objets photographiques. Bétons marqués par le temps, courbes amples de buses géantes, plates-formes cimentées au milieu de terrains vagues, viaduc du monorail Bertin (que j’ai, comme beaucoup, contemplé par la fenêtre d’un train, en rêvant de la promenade suspendue qu’il offrait au-dessus de la campagne orléanaise) pour lequel Zarka a conçu une sorte de draisine de fortune avec deux motos, parfois architectures plus complexes… Souvenirs échoués d’entreprises glorieuses et inabouties, laissés pour compte, désormais polluants, auxquels seul le coût de leur destruction aura valu d’être épargnés, mais dont l’artiste dévoile la beauté mélancolique de « sculptures involontaires ». Il reviendra sur le terrain pour reprendre une photo des rhombocuboctaèdres intitulée Dix ans après, et réalisera une sculpture, variante du « ready-made assisté », à partir des deux récifs juste sauvés de la ruine, dont le béton par endroit disparu laisse le fer à nu, consolidés par des ajouts et posés sur un socle en bois (voir la première image).

Portrait de Luca Pacioli et de sonélève Guidobaldo1er de Montefeltro, attribué à Jacopo de Barbar, musée de Capodimonte de Naplesi
Portrait de Luca Pacioli et de son élève Guidobaldo da Montefeltro, attribué à Jacopo de’ Barbari,1495, peinture sur panneau, 99x120cm, musée de Capodimonte de Naples (en haut à gauche, le rhomicuboctaèdre)
Léonard de Vinci, dessin pour De divina proportione de Luca Pacioli
Léonard de Vinci, dessin pour De divina proportione de Luca Pacioli

C’est un collectionneur allemand qui, devant une première réplique, également en bois, réalisée par Zarka, lui signale le traité de Luca Pacioli (vers 1445-1517), De divina porportione, dont le chapitre sur les polyèdres comprend des dessins de Léonard de Vinci, et où figure le rhombicuboctaèdre, qui fut ensuite redessiné et nommé par Kepler. « Mon intérêt, dit l’artiste, s’est progressivement changé en obsession et je suis devenu ce qu’on pourrait appeler un « collectionneur-chroniqueur »  du rhombicuboctaèdre » (entretien avec Cristophe Gallois). Ce sera le début de la quête obstinée de cette forme à travers le temps et l’espace qui aboutira au catalogue raisonné en image tapissant le mur d’une grande salle des Abattoirs à la manière d’un papier peint. L’artiste précise que c’est moins le polyèdre en lui-même qui l’intéresse que « le chemin qu’il (lui) permet de tracer à travers l’histoire des formes, de leur productions, de leurs usages, de leurs représentations » (ibidem).

Raphaël Zarka, Catalogue raisonné des rhombicuboctaèdre quatrième édition), 2016, impression jet d'encre 450x900 cm, détail
Raphaël Zarka, Catalogue raisonné des rhombicuboctaèdres (quatrième édition), 2016, impression jet d’encre 450×900 cm, détail du mur
Autre détail du mur
Autre détail du mur

Au-dessus d’une des tables « fröbélisées », est accroché un beau tableau de Christian Hidaka. Zarka et lui se sont rencontrés en Angleterre dans leurs années de formation, et ont récemment réalisé une exposition commune, La famille Schoenflies, du nom d’un mathématicien constructeur de modules géométriques. Ici, la toile d’Hidaka, Houses at the Foot of the Mountains (2008), représente un paysage au premier plan duquel figurent mystérieusement les deux rhombicuboctaèdres.

Christian Hidaka, Houses at the Foot of he Mountains, 2008, huile/toile
Christian Hidaka, Houses at the Foot of he Mountains, 2008, huile/toile, 183x122cm

 Le mémorial de Gibellina

Raphaël Zarka, Gibellina vecchia, film, 11',capture d'écran
Raphaël Zarka, Gibellina Vecchia, film, 11′,capture d’écran

En marge de l’exposition Un art pauvre au centre Pompidou, l’été dernier, dans une petite salle consacrée au Grande Cretto (le grand craquellement), œuvre d’Alberto Burri à Gibellina, était projeté un premier film de Raphaël Zarka sur le sujet (Cretto, 2005). On rappelle que le bourg sicilien de Gibellina fut entièrement détruit par un tremblement de terre qui fit plus de quatre cents morts en janvier 1968. Alberto Burri, invité à participer avec d’autres artistes à l’édification de la nouvelle cité, reconstruite plus loin, choisit plutôt d’intervenir sur les ruines de l’ancienne. Après avoir rasé toutes les parties élevées, il enfouit les décombres sous une chape de ciment blanc de 1,60 mètres de hauteur en ne préservant que le dessin des rues. L’œuvre monumentale rappelle les tableaux à la surface craquelée que réalisait alors l’artiste, qui voulut faire de ce lieu, en hommage aux victimes, « un immense linceul blanc ». Edifié entre 1985 et 89, le Grande Cretto n’a pu être terminé, faute de moyens, du vivant de Burri, et fut achevé en 2015, à l’occasion de son centenaire. C’est en 2010, cinq ans après son premier film, que Zarka retourne sur les lieux pour réaliser Gibellina Vecchia, que l’on peut voir à Toulouse.

Gibellina vecchia, capture d'écran
Gibellina Vecchia, capture d’écran

Dans cette œuvre à la limite du documentaire, la camera suit les déplacements dans le site d’un géomètre qui semble en prendre des mesures, on ne sait à quelle fin, ou souligne la façon décontractée dont un groupe de jeunes visiteurs l’investit. On voit bien au demeurant les raisons de cette fascination pour l’œuvre de Burri. Entre ce gigantesque labyrinthe de ciment, initialement d’une blancheur immaculée sous le soleil, mais qui commençait à noircir, tandis que la végétation se glissait par touffe au pied des murailles, et les ruines modernes des Formes du repos, le cousinage est évident, même si, dans le cas du Grande Cretto, l’objet était déjà de nature artistique. Dans le jeu de  « migration des formes » qui est le leur, mettre ses pas dans ceux d’un autre artiste va de soi, pour Raphaël Zarka avec Burri, comme pour Aurélien Froment avec le facteur Cheval, dès lors qu’on envisage l’activité artistique moins sous l’angle de la création que de la re-création. Il s’agit pas là de l’habituelle « influence » recherchée par les historiens, et encore moins de tradition, pas même de citation, mais du projet ambitieux de revisiter, sous un éclairage actuel, la pensée analogique, à l’encontre des hiérarchies implicites qui subordonnent la forme au fond, le superficiel au profond, le paraître à l’être. Il s’agit encore de nous rappeler que « rien n’est dit qui n’ait été déjà dit » (Guillaume Désanges, à propos de Zarka, citant Alberti, lequel citait Térence, qui citait peut-être …).

« Migration des formes »

« C’est presque insulter les formes du monde que de penser que nous pouvons inventer quelque chose ou que nous ayons même besoin d’inventer quoi que ce soit » écrit Borges (Pierre Ménard, auteur du Quichotte) volontiers cité par Zarka. On évoque aussi souvent à son propos Roger Caillois. Celui-ci, guidé par la ressemblance, voire l’identité, entre des formes d’origines diverses, des plus simples, comme la spirale, présente dans les mondes minéral, végétal, cosmique, aux plus élaborées, comme celles du mimétisme animal, esquisse une syntaxe du monde qui traverse les règnes (on pense ici à Méduse et Cie, plutôt qu’à Des jeux et des hommes, qui a peut-être davantage intéressé Zarka). Idée que cultivait également Goethe, dont une citation extraite de La métamorphose des plantes est proposée en exergue de l’entretien cité plus haut : « Toutes ces formes se ressemblent et aucune à l’autre n’est pareille. Et c’est pourquoi leur chœur suggère à notre esprit une sorte de loi ». Ces références méritent cependant d’être nuancées sur un point. Caillois tente bien de placer en bout de chaîne la création humaine, laquelle produit à son tour, avec la peinture abstraite par exemple, des formes comparables aux modèles naturels sans pour autant les imiter, mais c’est en quelque sorte comme si l’homme était à son tour traversé par les lois de l’analogie, celles-ci restant des lois de la nature. De même c’est à des objets de nature que Goethe se réfère.  Alors que Zarka et Froment s’attachent avant tout, non aux formes naturelles, mais à l’artefact, ce qui leur évite toute prétention à faire de « la migration des formes » une interprétation du monde et de la création.

Il importe peu, au demeurant, que l’artefact référent  soit strictement utilitaire, comme les ouvrages d’art désaffectés des Formes du repos avant que les photographies de Zarka ne leur confère un statut de sculpture, ou déjà intentionnellement artistiques, comme le Grande Cretto, pour Zarka, et pour Froment, le film de Werner Herzog Fitzcarraldo, le Palais Idéal du facteur Cheval ou les architectures d’Arcosanti .

Lieux du rêve et de l’utopie

Aurélien Froment, Werner herzog, maquette de bateau, plâtre, algues séchées, résine, contreplaqué, 202,5x161,5x161cm, détail
Aurélien Froment, Werner Herzog, maquette de bateau, plâtre, algues séchées, résine, contreplaqué, 202,5×161,5x161cm, détail

 C’est dans une salle latérale que l’on trouve les Formes du repos de Zarka, soit autant d’objets en trois dimension ramenés aux deux dimensions de la photographie, alors qu’au centre de la pièce une maquette de Froment, dans un mouvement inverse, concrétise dans l’espace une image tirée de Fitzcarraldo – il s’agit d’ailleurs d’un plan inexistant, mais reconstitué. Cette maquette est conçue comme un ancien diorama tel qu’on les trouve de moins en moins dans les musées de sciences naturelles, où ils sont détrônés par la vidéo. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer brièvement sur ce blog l’intérêt que portaient à cette forme quelques artistes, Hiroshi Sugimoto, Joan Fontcuberta, Victoria Klotz, Dominique Gonzalez-Foerster (cette dernière ayant aussi créé un hologramme dans lequel elle reprend elle-même le rôle qui fut celui de Klaus Kinski dans Fitzcarraldo). Si Hiroshi Sugimoto donne des dioramas une image photographique qui, par le jeu raffiné du noir et blanc, efface leur côté hétérogène et quelque peu             « bricolé », Froment me semble au contraire vouloir l’accentuer, d’autant que l’on peut approcher l’objet, qui n’est pas sous vitrine à la différence des  vrais dioramas, et tourner autour. Cet aspect délibérément laborieux et archaïque intrigue chez un artiste qui par ailleurs manipule les images en illusionniste. Faut-il le rapprocher de l’entreprise d’Herzog lui-même, qui voulut tenter l’impossible, en faisant réellement tracter le bateau sur la pente au-dessus du fleuve ? C’est en tout cas un exemple de plus de ce jeu de citations et d’emprunts auxquels se livre Froment, passionné de cinéma (et qui fut un temps projectionniste). « Passeur de formes », comme on l’a vu, il s’intéresse encore à d’autres passeurs de formes, tel Somnath Mukherjee, venu de Calcutta et installé au Sénégal, où il a créé une association indo-sénégalaise vouée à l’apprentissage des chants et de la danse hindoue. Froment consacre un film à cette entreprise (Non alignés, 2016), visible aux Abattoirs.

 

Vue de l'exposition. Raphaël Zarka, Les prismatiques, sculptures, bois, et Aurélien Froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval
Vue de l’exposition. Raphaël Zarka, Les prismatiques, sculptures, bois, et Aurélien Froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval, photographies

C’est une association inattendue, mais visuellement heureuse, qui rapproche, dans une salle du sous-sol, les grandes sculptures modulaires de Zarka, qui déclinent la forme agrandie d’une clé de châssis dans de puissants assemblages sur des socles de chêne et béton, avec les photos de détail des sculptures ornant le Palais du facteur Cheval réalisées par Froment. Celles-ci, coupées de l’architecture par un drapé noir, apparaissent hors contexte comme des figures isolées, dont l’aspect tourmenté, fantasmagorique, volontiers grotesque, est en complète opposition avec les productions de Zarka issues d’un protocole précis, combinatoire rigoureuse à partir d’une forme unique. C’est l’absence de toute couleur, hormis celle du bois, qui unifie cet ensemble ou l’accrochage linéaire des photos construit un cadre strict  autour des sculptures à la géométrie imposante ( Les Prismatiques et Tombeau idéal de Ferdinand Cheval).

Aurélien froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval, détail d'une photographie
Aurélien Froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval, une photographie (le cadre a été supprimé)
idem
Aurélien Froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval, une photographie

C’est à un projet encore plus fou que le Palais Idéal que s’est attelé à partir de 1970, Paolo Soleri, concepteur d’une ébauche de ville en plein désert d’Arizona. Arcosanti (dont le nom dérive du terme « archologie », combinant architecture et écologie) se définit comme un « laboratoire urbain », usant de méthodes de construction économiques et non polluantes, et prônant un mode de vie autosuffisant en accord avec la nature. Seule une partie du projet de l’architecte italien, disparu en 2013, a vu le jour, mais elle comprend une petite colonie de résidents, et peut recevoir des touristes. Dans le film de Froment, cette cité est présentée comme un récit à partir de la parole descriptive de Roger Tomalty, qui poursuit la réalisation du projet. Ce dernier est venu à l’école d’art de Toulouse pour enseigner les méthodes de construction de Soleri. Un banc, résultat de ce workshop, est placé dans l’exposition entre deux projections, celle du film de Froment, et celle de Zarka consacrée à la bibliothèque nationale de Minsk, un rhombicuboctaèdre ( la projection ne fonctionnait apparemment pas le jour de ma visite…).

Earthwork, maquette d'une architecture d'Arcosanti, 2015,plâtre moulé sur limon, contreplaqué, brique, fermacell. Au mur, Raphaël Zarka, Monte Oliveto
Earthwork, maquette d’une architecture d’Arcosanti, 2015, plâtre moulé sur limon, contreplaqué, brique, fermacell. Au mur, Raphaël Zarka, Monte Oliveto

Est-ce que parce que Paolo Soleri se référait volontiers à l’histoire de l’architecture italienne que les maquettes de bâtiments d’Arcosanti aux voûtes peintes, paraissent à ce point en harmonie colorée avec les planches que Raphaël Zarka a tiré du décor du monastère bénédictin de Monte Oliveto en Toscane, dans la grande salle qui les associe ? On se souvient de Georges Didi-Huberman s’attachant aux faux marbres (marmi finti) des fresques de Fra Angelico, inversant en quelque sorte, par un regard délibérément anachronique, car familier de l’abstraction, la hiérarchie d’importance entre les différentes parties du décor. La démarche de Zarka peut lui être comparée, lorsqu’il reproduit, à l’échelle un, les panneaux décoratifs qui scandent la partie inférieur du mur de fresques de Signorelli et du Sodoma, et paraissent ainsi sortir d’un atlas de papiers peints aux formes géométriques savamment emboîtées et aux teintes raffinées.

Raphaël Zarka,MOnte Oliveto, marqueteries de papier encré, chacune 79x69cm
Raphaël Zarka, Monte Oliveto, marqueteries de papier encré, chacune 79x69cm

Similitude et mnémotechnie.

Pour en revenir à la pensée analogique, il faut rappeler le rôle que joue celle-ci dans l’observation du monde autant que dans la théologie de la Renaissance, jusqu’à sa condamnation philosophique au XVIIème siècle, dès lors que, comme le rappelle Michel Foucault, « …la pensée cesse de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance » et que « la similitude n’est plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur… » (Les mots et les choses). C’est sans doute une des raisons de l’intérêt que portent les deux artistes à cette période de l’histoire de l’art, et, dans l’exposition des Abattoirs, de la fascination qu’exerce la salle qui lui est consacrée, où les maquettes de bois de Zarka luisent doucement dans l’ombre nécessitée par la projection des films de Froment. Entre les deux œuvres, pourtant éminemment différentes dans leurs matériaux et leur aspect, l’accord est ici parfait, et leur concordance construit l’un des très beaux exemples de la façon dont un regard d’artiste posé sur les objets du passé en renouvelle la vision.

Vue de l'exposition. maquettes de Raphaël Zarka, projection fu film d'Aurélien Froment
Vue de l’exposition. Maquettes de Raphaël Zarka, projection du film d’Aurélien Froment, L’idée de Camillo, Avec Olwen Fouéré, 13′

Les maquettes élégantes de Zarka reproduisent, dans un matériau léger, rougeâtre (contreplaqué de bouleau filmé), des éléments de mobilier et d’architecture intérieure empruntés à des tableaux de la Renaissance italienne, dont le Saint Jérôme dans son cabinet d’Antonello de Messine. Leurs titres (Studiolo 1, Studiolo 2, Letto, Ambone, Stalli…) rappellent simplement leur pays d’origine et leur fonction. On éprouve devant ces théâtres vides que l’on s’efforce de repeupler de leurs fantômes un étrange sentiment mêlé de familiarité et de mystère.

Antonello de Messine, saint Jérôme dans son cabinet, 1475
Antonello de Messine, saint Jérôme dans son cabinet, 1475, huile/panneau,  45,7×36,2cm, National Gallery, Londres
Raphaël Zarka, Studiolo, contrplaqué de bouleau filmé, 53x69x43 cm
Raphaël Zarka, Studiolo, contreplaqué de bouleau filmé, 53x69x43 cm

Sur la pensée analogique se fondait en particulier  L’art de la mémoire, tel que l’a magistralement étudié Frances Yates dans l’ouvrage traduit par Daniel Arasse. La comparaison entre l’esprit humain et les espaces délimités par une architecture, connue ou imaginée, dans lesquels le rhétoricien était invité à répartir mentalement les éléments d’un discours ou le philosophe les symboles d’une pensée plus ou moins ésotérique, fondait le thème récurrent des « palais de mémoire » que la Renaissance empruntait à l’antiquité. Aurélien Froment consacre deux courts films à L’idée de Camillo : humaniste italien cultivant l’hermétisme, Giulio Camillo (vers 1484 -1544) avait conçu une architecture mnémotechnique organisée sur le modèle d’un théâtre, projet auquel s’était intéressé François 1er. L’actrice irlandaise Olwen Fouéré prête l’acuité de son regard et de ses traits au mage féminin qui nous introduit dans ce Théâtre de mémoire. Dans une spectaculaire mise en abyme, c’est sur la scène, réelle, du Théâtre Olympique de Vicence, qu’elle décrit l’amphithéâtre imaginaire de Camillo, avec ses sept gradins, divisés chacun en sept sections, dans lesquelles sont distribuées les figures mythologiques ou cabalistiques. On notera au passage que la mnémotechnie est un thème cher à Aurélien Froment. Le titre d’une autre de ses œuvres, reprend une phrase mnémotechnique destinée à mémoriser la première ligne du tableau périodique des éléments de Mendeleïev. Et le magicien Arthur Lloyd qui inspira son Théâtre de poche pouvait produire à volonté un savoir encyclopédique et imagé émanant des milliers de cartes qu’il tenait cachées dans ses poches.

aurélien Froment, seconde projection vidéo, Avec Olwen Fouéré, 19'10''
Aurélien Froment, L’idée de Camillo, seconde projection vidéo, Avec Olwen Fouéré, 19’10 », capture d’écran

Le théâtre de poche est une projection d’une douzaine de minutes, réalisée en 2007, qui occupe entièrement le vaste mur d’un vestibule au sous-sol du musée, où l’exposition se poursuit. C’est un autre magicien, contemporain celui-là, Stéphane Corréas, qui manipule des images de format rectangulaires qui paraissent devant lui comme suspendues dans l’air, ou vues à travers un écran de verre. Les motifs les plus divers, éléments d’anatomie, d’architecture, ou autres, sont placés, agencés, mis en correspondance visuelle, celle-ci pouvant ou non faire sens, suscitant en tout cas le regard perpétuellement comparatif qui va d’une image à l’autre.

Aurélien Froment, Théâtre de poche, projection vidéo H.D., 2007, avec Stéphane Corréas, 12'27''
Aurélien Froment, Théâtre de poche, projection vidéo H.D., 2007, avec Stéphane Corréas, 12’27 », capture d’écran
Théâtre de poche, capture d'écran
Théâtre de poche, capture d’écran

Paragone

On a vu la place que tient la comparaison formelle comme mode de rapprochement entre les choses, dans l’univers esthétique des deux artistes. On notera que le terme italien  paragone  (comparaison) revient souvent dans le champ de l’histoire de l’art, mais c’est plutôt sous le signe de la distinction que de la ressemblance, pour évoquer la comparaison concurrentielle entre les arts qui a particulièrement agité la Renaissance. A l’inverse, le monde foisonnant de Zarka et Froment est culturellement horizontal, et ne distingue en rien, du moins quant à ses sources, entre low art et high art, ce qui lui permet d’être sillonné par les transversales les plus inattendues.

On sera tenté de faire, à notre tour, quelques comparaisons. En particulier avec des expositions récentes, révélant convergences et divergences dans les pratiques artistiques et curatoriales. La première qui m’est venue à l’esprit concerne la vidéo du Colombien Oscar Muñoz, El coleccionista (2014). L’image projetée au Jeu de Paume occupant tout le mur, comme aux Abattoirs celle de Froment, on y voyait un personnage de dos, figure presque transparente dans l’ombre, plaçant et déplaçant des images sur des fiches le long d’une étagère (réelle), composant une frise en constante métamorphose, dans un jeu combinatoire qui paraissait sans fin. Des visages nouveaux surgissaient puis disparaissaient de l’étagère, métaphore de la mémoire et de l’oubli, théâtre de la disparition. Certes, cet aspect de memento mori est absent des collections de Zarka et Froment. De plus, chez Muñoz, le spectateur est derrière le collectionneur, comme regardant par dessus son épaule, alors que Froment fait jouer son modèle face au spectateur, poussant devant lui le lot d’images comme suspendues dans l’air sur un plan invisible, sous un éclairage puissant, venant par endroit masquer son visage et le jeu de ses mains. Deux façons proches et distinctes de penser la relation essentielle entre l’artiste (ou son double), l’œuvre et le spectateur dans l’espace de l’exposition. A la dimension crépusculaire de l’œuvre de Muñoz s’oppose le caractère objectif, vivement coloré, émotivement neutre, de celle de Froment, qui nous renvoie à l’évidence au monde du numérique et à son vivier d’images sans fond ni hiérarchie. Au monde du cinéma aussi : il dit s’être inspiré de Minority Report de Stephen Spielberg (mais dans combien de séries télévisés aujourd’hui ne voit-on pas de ces écrans aériens sur lesquelles défilent informations et images?). On a souligné aussi combien Le théâtre de poche pouvait évoquer l’iPad, tout en lui étant antérieur.

Mais la référence qui vient presque toujours sous la plume des commentateurs concerne les planches de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, et cela mérite évidemment d’être relevé en raison de l’importance surprenante qu’a pris aujourd’hui ce mode, absolument neuf en son temps, de penser l’histoire de l’art sous la forme d’un corpus d’images regroupées, le plus souvent, par thématiques. On ne développera pas ici tout ce qui oppose l’usage que font de la référence commune à Warburg des personnalités aussi différentes que Jean-Hubert Martin (récemment dans Carambolage) ou Georges Didi-Huberman (entre autres, Soulèvements,  au Musée du Jeu de Paume). Olivier Michelon souligne à juste titre que l’approche du montage d’images est surtout « intellectuelle » chez Warburg, et beaucoup plus « intuitive », chez Zarka et Froment. Warburg était à la recherche d’une nouvelle manière de penser l’histoire de l’art, qui échappait sans doute à l’hégémonie du texte, mais n’en était pas moins une quête de sens, un instrument de compréhension et de synthèse. Si cette aspiration à la connaissance est présente chez Didi-Huberman, elle est moins sensible chez Jean-Hubert Martin qui opte pour la séduction de l’association libre, et prend franchement la forme d’un jeu chez Zarka et Froment.

Drôles de jeu.

La dimension ludique est en effet omniprésente aux Abattoirs. A travers la méthode de Fröbel et la référence à l’univers de l’attraction (music-hall ou vaudeville américain) chez Froment – Montage des attractions était le titre de son intervention au Plateau, Frac Île-de-France, en 2014 – comme à travers le thème du skateboard chez Zarka.

Raphaël Zarka, une image de la série Riding Modeern Art, imression à encre pigmentaire, chacune 50x70cm
Raphaël Zarka, une image de la série Riding Modern Art, imression à encre pigmentaire, chacune 50x70cm ( cadre supprimé)

On remarquera que dans l’apparent « surf culturel » auquel se livre celui-ci, tout se tient. Une grande buse abandonnée est une Forme du repos, mais rappelle aussi à l’artiste, très attaché au Land Art, l’œuvre de Nancy Holt, Sun Tunnels, dont les photographies « sont assez semblables à celles des skateurs dans les grandes canalisations géantes perdues en plein désert » (entretien avec Elizabeth Wetterwald).

Raphaël Zarka, Riding Modern Art
Raphaël Zarka, Riding Modern Art (cadre supprimé)

Praticien depuis l’enfance, historien et analyste du skate, Zarka lui a consacré plusieurs ouvrages, Conjonction interdite : notes sur le skateboard (2003), Une journée sans vague (2006), Free ride : skateboard, mécanique galiléenne et formes simples (2011), ainsi qu’une vidéo, montage d’extraits de film sur les pratiques spectaculaires des adeptes de ce « mélange de la planche de surf et de la trottinette », autre exemple de migration des formes. Il s’est particulièrement intéressé à la façon dont les skateurs s’emparent d’objets architecturaux plus ou moins désaffectés ainsi que de sculptures urbaines, et à la relation entre les structures qu’ils recherchent et la sculpture minimaliste. D’où ces photographies qu’il a collectées et reproduites toutes au même format, exposées aux Abattoirs (Riding Modern Art, 2007-2016). Il a lui-même exécuté des sculptures modulables, inspirées par les objets mathématiques de Schoenflies, sur lesquelles, au Musée Sainte-Croix de Poitiers en 2016 lors de l’exposition Manuel de sculpture expérimentale, des skateurs ont été invités à intervenir et qui en portent la trace, la forme stable immobile gardant ainsi la mémoire de celle, virevoltante, qui l’a un instant investie.

Ainsi l’exposition des Abattoirs, unique dans sa conception et sa scénographie, fonctionne elle-même comme le théâtre de Camillo. On retrouve en la parcourant, rangées dans chacune de ses cases, des formes multiples empruntées au monde, nous invitant à entrer à notre tour dans les combinatoires innombrables de l’association libre. On partage avec bonheur ce jeu d’enfants sérieux, ce vagabondage érudit, cet art de la digression, qui, saisi par le vertige des possibles, en oublie souvent son point d’origine. Mais on peut aussi, en raison peut-être des allusions nombreuses à la Renaissance, songer à la mélancolie inhérente au maniérisme, soit à l’art de ceux qui, si grande qu’ait pu être leur virtuosité, arrivèrent « après ». Comme si la modernité consistait à rejouer à l’infini, avec d’infinies variations, ce qui fut déjà joué. Et c’est sans doute en effet notre destin, assumé ici avec une rare intelligence et une grande maîtrise de l’espace.

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L’exposition Aurélien Froment et Raphaël Zarka s’est tenue aux Abattoirs, Musée d’art moderne et contemporain de Toulouse et FRAC Midi-Pyrénées, du 23 septembre 2016 au 8 janvier 2017. Coproduction avec le Printemps de septembre. Commissariat : Olivier Michelon.

Aurélien Froment est représenté par la galerie Marcelle Alix, Paris, Raphaël Zarka par les galeries Michel Rein, Paris-Bruxelles, et Luciana Brito, Sao Paulo.

 Sources :

Stéphane Mallarmé.-Le démon de l’analogie, poème en prose, 1864.

Livret de médiation de l’exposition, les Abattoirs.

www.lesabattoirs.org (livret de médiation et commentaires audio).

Raphaël Zarka, monographie, textes de Didier Semin, Jean-Pierre Criqui, Guillaume Désanges, entretien avec Christophe Gallois, éditions B42, Paris, 2012.

Elizabeth Wetterwald.- « Entretien avec Raphaël Zarka », Revue 20/27, Les presses du réel, 2009.

Cedric Aurelle.- « Aurélien Froment et Raphaël Zarka à Toulouse : l’univers des formes », Le quotidien de l’art, en ligne, 23 décembre 2016.

Images : 

Photographies de l’auteur prises dans l’exposition, à l’exception des œuvres suivantes : Portrait de Luca Pacioli, Saint Jérôme dans son cabinet, rhombicuboctaèdre par Léonard de Vinci, images prises sur le web.