« Les beautés météorologiques » de Jacqueline Salmon.

Jacqueline Salmon,Panorama du port du Havre, matin, carte des vents,épreuve pigmentaire,dessin à l'encre de Chine, contrecollage sur Dibond, 2016
Jacqueline Salmon, Panorama du port du Havre, matin, carte des vents, épreuve pigmentaire, dessin à l’encre de Chine, contrecollage sur Dibond, 82 x 300 cm, 2016

L’exposition Jacqueline Salmon. Du vent, du ciel, et de la mer… au Musée d’art moderne André Malraux (MuMa) du Havre s’est terminée le 23 avril. Ce texte est donc, une nouvelle fois, « écrit pour mémoire ». Toutefois un grand nombre des oeuvres montrées au MuMa sont actuellement visibles dans l’exposition Jacqueline Salmon.  Temps variable-Etudes d’après nature  à la galerie Michèle Chomette, à Paris, 24 rue Beaubourg (Premier Tour jusqu’au 30 avril, Second Tour  10 mai-30 juin). Le 30 avril, 15h-18h, l’artiste dessine en public une carte des vents. 

« J’aurais voulu tisser des connivences avec tous les photographes qui ont fait du ciel un sujet » note Jacqueline Salmon sur l’un des cartels de son exposition au MuMa. De fait, les citations de photographes y apparaissent nombreuses, mais tout autant les références aux travaux des scientifiques, météorologues, géologues, botanistes, géographes. Et c’est sans doute avec les peintres, particulièrement ceux représentés dans le musée, qu’elle dialogue le plus intensément. C’est en effet une des caractéristiques de son travail de pratiquer une forme particulière de in situ en s’appuyant sur les collections de l’institution invitante.

Reproductions, juxtapositions, confrontations, surimpressions, incrustations… L’extrême souplesse et la plasticité de la photographie numérique permettent tous les rapprochements, croisements et métissages entre les images, par-delà les époques et les disciplines. De là une impression saisissante de profusion, le sentiment d’embrasser tout un univers. Mais dans ce théâtre de lumière qu’est le musée en bord de mer, c’est toujours le temps, le temps qui passe (l’artiste préfère dire « le temps qu’il est ») et le temps qu’il fait qui tiennent les premiers rôles, comme autrefois dans les Cathédrales de Monet.

Ecritures du vent, écritures du temps

Malgré ses effets parfois dévastateurs le vent demeure invisible. Est-ce pour cela que sa présence obsédante, sans forme ni contour, défie les artistes à la recherche de subterfuges pour, malgré tout, le représenter ? Naguère, dans le petit film de Marinus Boezem, Fontaine de sable (1969), une lecture de l’échelle de Beaufort  accompagnait seule, comme une litanie, l’image d’un geyser de sable jaillissant d’une dune camarguaise. Pris en quelque sorte en tenaille entre le langage et une tentative de matérialisation – mais l’une et l’autre ne traduisant toujours que ses effets –, le vent n’en apparaissait que plus insaisissable. Richard Long, quant à lui, note parfois la direction du souffle ressentie tout au long de ses marches, jours après jours, pour n’en laisser qu’une trace mémorielle, sous la simple forme de flèches. Tandis que Chris Drury construit en pleine nature des cabanes dans lesquelles, à l’abri du vent, il est possible grâce à une camera obscura, d’observer le déplacement rapide des nuages, qui se projettent sur le sol …

Panorama du port du Havre, matin, carte des vents, détail
Panorama du port du Havre, matin, carte des vents, détail

Jacqueline Salmon use d’autres modes de saisie des itinéraires capricieux des brises, bises, rafales et tempêtes. Dans ses Cartes des vents, elle emprunte aux météorologues ces petites flèches sans pointe, ces fanions, dont la hampe s’orne d’un, deux, ou trois tirets, telles des croches ou doubles croches à l’envers, indiquant tout à la fois la direction et l’intensité du souffle. Semblables à des essaims bourdonnants, ou à des vols d’étourneaux, on les trouve, par exemple, dessinées à l’encre de chine sur les épreuves pigmentaires de panoramas comme celui du port du Havre ou du port de Toulon – deux images dont l’ancêtre pourrait être une vue du port de Sète réalisée par Gustave le Gray en 1857. La vue de Toulon a été prise à la tombée du soir, celle du Havre le matin, alors que le gigantesque paquebot The Navigator of the Sea était à quai (l’artiste précise que pour ce dernier montage elle a du réaliser une vingtaine de photographies en un quart d’heure).

jacqueline Salmon, Brise-vent, quai Mazeline, Le Havre, carte des vents, dessin à l'encre de Chine, épreuve pigmentaire sur papayer japon, 95,5x83 cm
Jacqueline Salmon, Brise-vent, quai Mazeline, Le Havre, carte des vents, dessin à l’encre de Chine, épreuve pigmentaire sur papier  japon, 95,5 x 83 cm, 2016

Certaines de ces cartes sont tracées par-dessus de précieux tirages sur papier Japon, tantôt présentés sous verre, et tantôt, comme à la galerie Michèle Chomette, seulement épinglés au mur, ce qui préserve leur matité et l’ondulation du support. Le sujet peut être un objet précisément lié au lieu d’exposition : Jacqueline Salmon, qui s’est tout particulièrement intéressée à la photographie d’architecture (« les lieux construits, racontent ce que sont les hommes ») explore la plupart du temps les villes où elle est amenée à exposer. Ainsi, le réseau de flèches épouse la courbe du brise-vent du Havre construit en 1947 à la suite du naufrage du Liberté dans le port, grande muraille concave aujourd’hui ruinée, avant de s’élancer dans un ciel immense, pour déborder hors du champ de l’image et se répandre sur le blanc du papier.

jacqueline Salmon,2 épreuves pigmentaires sur bâche Japon, dessin à l'encre de chine, 95,5 x230 cm, Musée Réattu, 2013
Jacqueline Salmon,  Nuages, ciel du Havre, 2 épreuves pigmentaires sur bâche Japon, dessin à l’encre de chine, 95,5 x 230 cm, Musée Réattu, 2013

Ailleurs, sur deux épreuves verticales comme des kakemonos n’est visible qu’un champ de nuages composé à partir de plusieurs photographies, et qui demeurerait anonyme sans le titre de ces « carte des vents possibles d’un ciel impossible » : Nuages, ciels du Havre. Dans leur première version, réalisée non pas pour le MuMa mais pour le Musée Réattu d’Arles, les tirages étaient collés à même la paroi sur laquelle se poursuivaient ces fins tracés d’encre de Chine, qui, sur le mur ou le papier, semblent dilater l’espace qu’ils balayent largement au-delà de l’image.

Nuages, Musée Réattu, 2013, détail
Nuages, Musée Réattu, 2013, détail

On notera d’ailleurs le même procédé de débordement par le graphisme dans la série consacrée, non plus aux vents, mais aux courants de marée sur le Saint-Laurent, et montrée à Québec près de dix ans plus tôt. Les photographies sont ici recouvertes d’un fléchage à la pointe sèche indiquant la direction des courants en des lieux et des heures précisés avec soin dans un cours de navigation sur le Saint-Laurent. Comme souvent, l’artiste transgresse les habituelles frontières entre l’inconstance de la perception et la stabilité du savoir, ici précisément entre les connaissances utiles à la navigation, et la vision contemplative du fleuve. Plus généralement, entre la science et l’art.

Jacqueline Salmon ,Orage, photographie, 24x36 cm, une image d'une série de quatre, 2012-2016
Jacqueline Salmon, Orage, photographie, Atlas météorologique…,  24 x 36 cm,  une image d’une série de quatre, 2012-2016

Différentes sont encore les annotations sur les photographies de ciels sombres et tourmentés au-dessus d’une bande de terre noire des Orages. Les graphiques ici sont plus complexes, comprenant des indications d’heures ou de directions, des points et des croix pour signaler les pluies ou les grêles avec ou sans dégâts, ainsi que la foudre. Il existe même un signe pour signifier que celle-ci a frappé un homme. La source en est l’Atlas météorologique de l’Observatoire impérial rédigé sur les documents recueillis et discutés par les commissions départementales, les Ecoles normales, les Observatoire cantonaux, etc. de 1867 à 1877, publié à Paris par Charles Chauvin, imprimeur. Sans aucun doute les très sérieux rédacteurs de tous ces relevés météorologiques n’auraient guère pu s’attendre à ce que leurs travaux soient ainsi offerts au regard, pour une contemplation en fin de compte purement esthétique de leurs graphismes raffinés et mystérieux. Quant à la précision des références qui nourrissent la quête de Jacqueline Salmon, elle est parfois confondante. On remarquera, à ce sujet, l’analogie entre les sources indiquées sur les cartels de l’exposition et l’érudition des notes établies par Michel Poivert, dans le beau catalogue, qui sont autant d’extraits aussi savants qu’inattendus, issus des sources les plus diverses. On y trouve, entre autres, des révélations sur Le Sexe des algues (Jorn Bilanøk) et des considérations philosophiques sur L’indifférence des éléments à nos peines (Pierre Thourde) ou sur Les Maux du ciel (Harrisson Baxter)…

40 variations des fronts froids et chauds sur l'Euorpedessin au fausain d'après les données météorologiques,du journal Le Monde, 93x62 cm, 2o10
Jacqueline Salmon, 40 variations des fronts froids et chauds sur l’Europe, dessin au fusain d’après les données météorologiques du journal Le Monde, 93 x 62 cm, 2o10

Des cartes des vents le regard glisse vers les plus abstraites des créations qu’inspire à l’artiste la fréquentation assidue de la météorologie. A partir d’une documentation accessible à tous, les cartes météorologiques quotidiennes du journal Le Monde, elle reprend au fusain le dessin des fronts froids et chauds, dans des planches dont les relevés couvrent tantôt 40 et tantôt 150 jours. Ce sont les Ecritures du temps qu’elle montre parfois en pendant avec des publications anciennes d’alphabets inconnus de la plupart d’entre nous et pareillement indéchiffrables.

Jacqueline Salmon, Alphabets, diptyque, dessins à la plume et planches typographiques originales, 46 x 61 cm, 2014
Jacqueline Salmon, Alphabets, diptyque, dessins à la plume et planches typographiques originales, 46 x 61 cm, 2014 (catalogue)

Il semble, enfin, que le MuMa n’ait pu obtenir les documents produits par Masanao Abe, dit « le comte des nuages », qui fonda en 1927 au pied du mont Fuji son observatoire de recherche sur les nuages et courants atmosphériques. On trouvera dans le seul catalogue ses petites et émouvantes photos de « nuages lenticulaires », ou « capuchons », sur le sommet de la montagne sacrée. Mais son Esquisse d’un nuage rotatoire est reproduite sur une photo de Jacqueline Salmon.

Vagues

Gustave Courbet, La Vague, huile/toile, 71,5 x11§,8 cm1869 , MuMa, le Havre
Gustave Courbet, La Vague, huile/toile, 71,5  x 11, 8 cm, 1869, MuMa, le Havre

 Heureuse acquisition du MuMa en 2003, La Vague de Courbet, peinte en 1869 à Etretat, appartient à la série des « mers orageuses » qui ont bouleversé la tradition de la peinture de marines. Il en existe une version très proche au Musée d’Orsay. Celle du Havre présente toutefois un ciel moins vaste, la mer envahissant les trois quarts de la surface et la proximité avec la vague puissante, venue « du fond des âges » (Cézanne), s’en trouve encore plus marquée.

Jacqueline Salmon, Marine avec porte-conteneur, Le Havre, 40 x50 cm, 2016
Jacqueline Salmon, Marine avec porte-conteneur, Le Havre, 40 x 50 cm, 2016

La toile de Courbet occupe une place centrale dans l’exposition. Elle voisine avec de véritables tableaux photographiques comme Marine avec vague, ou Marine avec porte-conteneur, ainsi qu’avec un polyptique de 30 images réalisées entre 2012 et 2016. Si, dans ce dernier, la vision proche, qui supprime entièrement le ciel, souligne la puissance de la houle à la manière de Courbet, l’ensemble met plutôt l’accent sur l’infinie variété des formes de la vague. La photographie rejoint ici la peinture : « Saisir l’insaisissable, arrêter le mouvement sans cesse renouvelé, tout en disant la sereine permanence : le défi semble immense et contradictoire » écrivait déjà Annette Haudiquet lors de l’exposition Vagues, autour des paysages de mer de Gustave Courbet en 2004 au MuMa.

jacqueline Salmon, Vagues, Le Havre, 30 photographies, chacune 21 x315 cm
Jacqueline Salmon, Vagues, Le Havre, 30 photographies, chacune 21 x 315 cm, 2012-2016

Quant à l’œuvre de Courbet on la retrouve plus loin dans l’exposition, dans un curieux panneau qui rassemble 57 variations à partir des mers orageuses de l’artiste reproduites sur Internet. Les grandes différences entre les couleurs, les dimensions, et parfois le cadrage de la même image pourraient conduire à s’inquiéter de la banalisation et de la faible fiabilité des reproductions, mais Jacqueline Salmon sait gré à Internet de lui permettre de découvrir « toutes ces variantes qui laissent rêveur quand on songe qu’on a pu dévaloriser la photographie parce qu’elle était un multiple… »

Quelques beaux naufrages

Naufrages, dossier iconographiques du nausée national de la marine ,Paris
Naufrages, dossier iconographiques du Musée national de la Marine, Paris

 Les motifs de la vague et du vent ne pouvaient qu’introduire à quelques beaux naufrages. J’évoquais plus haut dans ce blog, à propos de l’exposition Sublime. Les tremblements du temps, la fortune picturale de ce thème et son effet sur le regardeur « incapable de s’arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d’effroi » (Diderot). On en trouve quelques exemples dans les collections du MuMa, que Jacqueline Salmon a photographiés (3 ciels de naufrages, triptyque avec Ludolf Backuysen, Charles Noury, Eugène Isabey, 2016). Par ailleurs, à sa façon très particulière d’agencer dans un ensemble signifiant son propre travail, les œuvres d’autrui et le résultat de ses recherches documentaires scientifiques et historiques, elle met en scène autour d’un petit tableau de Wiem Van de Velde le jeune, Mer agitée, une étonnante documentation tirée des Dossiers iconographiques du musée national de la Marine. On y trouve des gravures d’après Vernet, ainsi que des vues très précises de naufrages connus, datés et commentés à l’encre à même les images, parfois par des mains différentes. Ainsi sur la gravure représentant « le naufrage de la corvette l’Alcmène 3 juin 1851 sur la côte ouest de la nouvelles Zélande » a-t-on, dans un souci de précision, ultérieurement ajouté : « une dizaine d’hommes périrent ». Le visiteur s’étonnera aussi du nombre impressionnant de naufrages aux alentours de l’île de Sein enregistrés sur la carte réalisée par deux investigateurs après « trente années de plongées et de recherches dans les archives centrales de la Marine à Vincennes ».

Naufrages de navires dans le parages de l'île de Sein, 5"x 90 cm ( par Michel Cloâtre et Georges Pennec
Naufrages de navires dans le parages de l’île de Sein, 53 x 90 cm (par Michel Cloâtre et Georges Pennec)
Détail
Détail

Pour compléter ce petit cabinet des curiosités exclusivement consacré au naufrage ont été rassemblés des exemplaires de diverses éditions du Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre collectés dans la bibliothèque municipale du Havre (dont l’auteur est natif), ouvertes au passage où la pudique Virginie périt en mer pour avoir refusé de se dévêtir. Tandis que dans ses Notes, Michel Poivert accompagne l’artiste par un extrait du récit d’Isabella Fiudare, La Collection de naufrages de Sir Barbertton, lequel était « si désireux d’entreprendre la collection la plus originale de tous les temps » qu’il avait acquis des dizaines d’embarcations pour les jeter contre les falaises.

Collections de ciels

Jacqueline Salmon
Jacqueline Salmon, Ciels de Cozens, Constable, Manet, Delacroix, Boudin, Pissaro, Sisley, Planche 70 x 100cm, 2016

 Une grande planche, en quelque sorte une somme documentaire, comme on en trouve quelques unes dans l’exposition, rassemble les Ciels de Cozens, Constable, Manet, Delacroix, Boudin, Pissaro, Sisley. Certaines des photographies qui la composent reproduisent uniquement des études de ciels, alors que, sur d’autres, ceux-ci ont été détourés et la partie inférieure du tableau supprimée. La place accordée à Cozens en tête de liste me semble devoir être relevée.

Ciels de Cozens
Alexander Cozens, Nouvelle Méthode…, pl. 17 à 20 : ciels 1 à 4, eau-forte, 11,3 x 16  cm chaque ciel, British Museum ( in L’art de la tache)

En effet, au chapitre V de sa Nouvelle méthode pour secourir l’invention dans le dessin des compositions originales de paysages (1785), que Jean-Claude Lebensztejn a traduite et abondamment « introduite » par 403 pages dans son Art de la tache, Cozens interpelle assez étrangement son lecteur : « Adaptez, écrit-il, un ciel approprié au paysage, d’après la collection de ciels ». Il importe donc d’être en possession d’une « collection de ciels » détachés de tout accompagnement terrestre, et de choisir parmi ceux-ci celui qui pourra le mieux convenir au paysage que l’on se propose d’inventer bien plus que de représenter. Cette séparation des éléments dans la composition d’un paysage et le jeu combinatoire auquel l’auteur nous invite trouve un surprenant écho tant dans l’histoire de la photographie au XIXème siècle que dans les possibilités qu’offre aujourd’hui la photographie numérique.

Quadriptyque
Jacqueline Salmon, Quadriptyque avec Le Gray, 50 x 60 cm, 2016
Quadriptyque, détail
Quadriptyque avec Le Gray, détail

Parmi les œuvres de Jacqueline Salmon visibles au Muma, un Quadriptyque avec Le Gray de 2016 comprend une vue de bord de mer et trois photographies de Gustave le Gray des années 1856-57. Distinctes, celles-ci présentent cependant le même ciel. Sylvie Aubenas, dans son ouvrage sur le photographe commente ainsi la technique des « ciels rapportés » : « Dans les vues extérieures, les contrastes du temps de pose imposaient en général de sacrifier le ciel, le résultat était d’un gris terne, comme plombé. On repeignait donc le ciel en noir sur le négatif, afin d’obtenir un blanc propre au tirage ; au mieux, on rajoutait également au négatif quelques nuages peints… ». Gustave Le Gray va innover en « tirant successivement sur une même épreuve les parties complémentaires de deux négatifs, le paysage (ou la mer), et un ciel de son choix lumineux et animé de nuages, qu’il a photographié par ailleurs ». C’est la même méthode que celle de Cozens, laquelle, transposée dans la photographie, convient particulièrement aux marines, la ligne d’horizon facilitant le raccord. A ce ciel «  particulièrement réussi » que le photographe a utilisé par trois fois, Jacqueline Salmon répond par un ciel assez voisin. Mais tant il est vrai qu’aucune photographie n’est réductible à une démonstration, on pourra choisir de s’attacher plus particulièrement à un détail qui n’est pas commun à ces quatre images, dans lequel Roland Barthes aurait peut-être vu un « punctum » s’opposant au « studium » du thème principal : je veux parler de la petite silhouette humaine au loin sur la plage et de son reflet dans la flaque voisine.

Dans le beau film que lui a consacré Teri Wehn-Damisch, on aperçoit un instant sur l’ordinateur de Jacqueline Salmon un échantillon de sa « banque de ciels », source essentielle, on imagine, d’un grand nombre d’images montrées au MuMa et ailleurs. Ce vivier de nuages et l’usage qu’elle en fait sont les équivalents modernes de la collection de Cozens et des « ciels rapportés » de Le Gray.

Curiosités (botaniques, géographiques, géologiques, et humaines)

Nuage d'orage
Jacqueline Salmon, Nuage d’orage, épreuve pigmentaire, 100 x 140 cm, 2015

Il est des nuages qu’aucun vent ne déforme ni ne chasse. Car ce sont des champignons, amadouviers parasites des grands arbres, appelés en chine  lingzhi. « Champignons d’immortalité » dans la pharmacopée chinoise, ils sont considérés comme magiques sans doute en raison précisément de leur forme de nuage. On les retrouve dans divers motifs décoratifs ainsi que dans une collection de petits jades blancs conservés au Getty Museum. « J’ai voulu faire un diptyque de deux champignons-nuages, un nuage d’orage et un nuage d’aurore, opposés et liés et vibrant comme le Yin et le Yang de la culture qui les a inspirés » écrit l’artiste. Après avoir vu au musée d’archéologie de Pensylvannie un lingzhi séché gravé d’un poème de l’empereur Quiniong au XVIIIème siècle, elle recherche lors d’un voyage en Chine un bel exemplaire, qu’elle découvre finalement dans la vitrine d’une pharmacie traditionnelle (le lingzhi étant désormais, comme elle le précise sur son site, consommé sous forme de gélules !). Pour réaliser le second volet de ce diptyque, dont les deux éléments apparaissent séparés dans l’exposition, le champignon fut maquillé au blanc de Chanel.

Nuage d'aurore
Jacqueline Salmon, Nuage d’aurore, épreuve pigmentaire, 2015 

 

Alguier
Jacqueline Salmon, Alguier,  Musée d’histoire naturelle de Toulon, 4 des 12 photographies, 40 x 60 cm chacune, 2016

On peut trouver encore dans l’exposition du MuMa une esquisse d’inventaire photographique des savoirs liés à la mer, que Jacqueline Salmon a glané au hasard de ses déplacements et résidences. Citons pêle-mêle :

– un alguier anonyme des côtes de Normandie du XIXème siècle découvert dans le Musée d’histoire naturelle de Toulon,

– les échantillons de sable marins d’André Cailleux (dont le nom fut donné à l’un des cratères de la lune) conservés au Havre, collection à visée strictement scientifique, mais qui n’est pas sans faire songer aux collections de terres de l’artiste japonais Kôichi Kurita, dont l’une est aujourd’hui visible dans l’exposition Jardins au Grand Palais, ou à celles d’herman de vries,

– des relevés anciens de profils des côtes de la lagune vénitiennes, ou des côtes australiennes, dont Jacqueline Salmon s’inspire à son tour pour une grande planches détaillant les profils des îles du Saint Laurent, à partir de panoramas photographiques.

Sables marins
Jacqueline Salmon, scans agrandis,  divers échantillons de la collection de sables d’André Cailleux, Museum d’histoire naturelle du Havre, détail

On accordera une attention particulière aux Albums noirs, dossiers iconographiques du Musée de la Marine à Paris. C’est en effet dans les planches de cet album que l’on trouve, parmi les notations botaniques, les cartes de géographies, les dessins d’armes, d’outils, de pirogues, quelques images des hommes et des femmes observés lors des expéditions lointaines, et qui sont les seules figures humaines dans cette exposition, Jacqueline Salmon ayant choisi ici d’oublier qu’elle est aussi une remarquable portraitiste. Devant ces dessins représentant des « sauvages » perçus sous les seuls angles du savoir et de l’exotisme, on ne peut s’empêcher de songer à cette série de portraits qu’elle a réalisé à Evreux et mis en regard avec les figures des fresques de Piero della Francesca, dégageant de saisissantes analogies dans la moue d’une bouche ou l’ourlet d’une paupière, et montrant par là, à l’inverse des Albums noirs, qu’à travers l’espace et le temps, il n’est qu’une seule humanité.

Albums noirs, Dossiers iconographique du Musée de la Marine à Paris
Albums noirs, Dossiers iconographiques du Musée de la Marine à Paris

« Croûtes célestes », ou retour à la peinture

Geneviève Asse
Vue de l’exposition au MuMa, Geneviève Asse, Ouverture II, 1971, huile/toile, diptyque, 194,5 x 228 cm, et Jacqueline Salmon, Myrtle Beach le 7 avril 2010 à 7h21, 60 x 75 cm, 2010

 L’étonnante correspondance entre une photographie de Jacqueline Salmon, Myrtle Beach le 7 avril 2010 à 7h.21, prise face au soleil, et une toile abstraite de Geneviève Asse, Ouverture II, s’appuie sur les seules propriétés lumineuses et colorées des deux œuvres, mais joue aussi peut-être sur le contraste entre la notion d’instantané suggéré par le titre de la première et l’intemporalité de la seconde. C’est en tout cas l’unique exemple dans l’exposition – si l’on excepte un arc-en-ciel avec Constable – d’un dialogue avec la peinture qui ne porte pas sur des ciels nuageux, soit sur ce que Edwige Ricarf, convoquée dans les Notes de Michel Poivert appelle drôlement les « croûtes célestes » : « Quelle autre façon de désigner un tableau dont la réussite repose sur l’expression juste de la matière, mais dont la matière ne renvoie qu’à la peinture elle-même, alors qu’elle devrait représenter le ciel. (…) Oui, c’est cela, les tableaux faits de matières évoquant le ciel sont des « croûtes célestes » et ce n’est pas leur faire injure… »

Le fait que les peintres aient pu trouver dans la représentation du nuage, si précise soit-elle, une forme de libération de la peinture au regard du sujet, est un paradoxe dont Hubert Damisch, dans sa Théorie du nuage, donne peut-être la clé, en soulignant le chemin qui va de la « dissolution des formes dans l’atmosphère » chez Monet au fait de « donner le pas à la lettre du tableau sur le chiffre de la représentation » chez Cézanne, soit « à ouvrir les voies vers l’abstraction ». Qu’une photographe s’attache tout particulièrement à ce moment de l’histoire de la peinture où l’obsession pour un motif semble conduire irrésistiblement à l’affranchissement de tout motif, est un autre paradoxe. Cela semble être a priori une démarche interdite à la photographie, dans laquelle Jacqueline Salmon va pourtant s’inscrire, dans un étrange défi, jusqu’à établir une relation fusionnelle entre image peinte et photographie. Ce qui ne pouvait sans doute s’opérer qu’à partir de cet objet si particulier qu’est le nuage, polymorphe donc en quelque sorte « invérifiable ».

Dessin Boudin
Jacqueline Salmon, Boudin le 10 août 1896?, 23 x 35 cm , 2016 (à partir de deux dessins d’Eugène Boudin conservés au Louvre, reproduits in  Claude Monet : une vie dans le paysage, par Marianne Alphant), et Annales du bureau central météorologique de France

Dans les collections du MuMa des murs entiers sont consacrés aux études d’Eugène Boudin, le « Roi des ciels » comme l’appelait Corot. On admirera au passage la délicieuse série de tableautins consacrés aux vaches (auxquelles se mêlent quelques moutons et canards), mais c’est évidemment surtout sur les études de ciel que s’est concentrée l’attention de la photographe. Sur « ces beaux et grands ciels tout tourmentés de nuages, chiffonnés de couleur, entraînants » comme disait Boudin, qui leur a consacré tant d’études à l’huile sur papier, sur carton et sur bois, ainsi qu’une série de pastels que Baudelaire qualifiait de « beautés météorologiques ». C’est donc aux côté de Boudin que Jacqueline Salmon s’adonne à nouveau au « service des nuages » (Ruskin).

On relèvera la présence dans l’exposition d’une discrète reproduction de deux dessins de Boudin annotés au crayon (« vent d’Ouest », notations relatives aux couleurs, et date du 10 août 1896) que Jacqueline Salmon associe à la carte d’un orage survenu au Havre ce même jour, trouvée dans les Annales du bureau central météorologique de France et qu’elle se plaît également à rapprocher d’une toile de l’artiste des collections du MuMa, Ciel d’orage sur l’estuaire du Havre datée avec imprécision 1892-1896. Superposition, une fois de plus de deux univers, artistiques et scientifiques, dont les données pourraient converger sur un même évènement. « J’ai été saisie par l’émotion, écrit-elle sur le cartel, on avait là sans nul doute la justification de l’idée qui avait présidé au projet de cette exposition ». Peu importe qu’il s’agisse d’une simple hypothèse. Cette découverte est pour Jacqueline Salmon hautement significative, car c’est un paradigme de toute sa démarche où la recherche documentaire se transmue en poésie, où la curiosité inlassable et l’attachement aux faits parfois minuscules conduisent et légitiment l’exercice de son art.

Nuanciers
Vue de l’exposition au MuMa,  Eugène Boudin, Etudes de ciels, et Jacqueline Salmon, Nuanciers 

Les Nuanciers, déjà montrés à Evreux à l’issue d’une résidence en 2009, sont des agencements verticaux de photographies de ciel prises chaque matin pendant une semaine, le passage d’une strate à l’autre étant parfois visible et parfois disparaissant dans une sorte de « fondu enchaîné », si l’on peut appliquer à l’image immobile cette formulation. « Il s’agit d’une sorte de chronophotographie où les séquences s’associent par montage ou plutôt par fusion de registres composés de la matière souple et  impalpable du nuage » note Michel Poivert. Même si les ciels sont parfois chargés, il n’y a pas d’orage dans cette série, il s’agit plutôt « d’arriver à la tendresse du nuage » comme disait Boudin, dont les études sont accrochées au Muma en alternance avec les Nuanciers.

Nuancier, détail
Nuancier, détail

 Dans ce cas, peinture et photographies sont encore séparées. Pour arriver à une relation plus fusionnelle encore, il faudra que la photographie s’empare de la peinture et que Jacqueline Salmon travaille à partir de deux photographies l’une de la peinture et l’autre d’un ciel « réel ». C’est la série des « polyptiques avec.. » dont on trouve des nombreux exemples aussi bien au MuMa que dans la galerie Michèle Chomette.

Arc-en -ciel
Jacqueline Salmon, Arc en ciel, diptyque avec Constable, 53 x80 cm, 2016, d’après Constable, Landscape vith Double Rainbow, 1812, et photographie de J.S. ( la légende au crayon en bas à droite de la main de J.S. est manquante sur cette reproduction)

Avec Arc-en-ciel, diptyque avec Constable, paysage photographié et photographie de paysage peint sont juxtaposés et la seconde fait écho au premier. Dans le triptyque avec Turner et Michel, la photographie d’un ciel noir semble creuser le sol en-dessous du tableau de Georges Michel, Route près d’un bourg, créant un désorientant effet de strates et d’alternance entre le haut et le bas. Alors que dans les deux Diptyques avec Boudin, Pluie I et Pluie II, la photographie d’un ciel immense sur une étroite langue de terre surmonte l’image du tableau, donnant l’étrange impression de redoubler l’horizon. Mais d’autres œuvres jouent d’une continuité entre les ciels qui semblent se fondre l’un dans l’autre. C’est par exemple le cas de Cirrus, diptyque avec Constable. Les plus spectaculaires de ces fusions entre les deux sources se trouvent sans doute réalisées avec les Ciel bleu et Ciel noir avec Boudin.

Cirrus
Jacqueline Salmon, Cirrus, diptyque avec Constable, 26 5 x 40 cm, 2016, d’après Constable, Study of Cirrus Clouds, vers 1822, et photographie de J.S.

Une fois passé l’étonnement devant la perfection de certains de ces raccords, que tend à nous dire ce délicat exercice ? Faut-il y voir une preuve de la « véracité » des peintures de nuages du XIXème siècle, qui irait dans le sens d’un éloge de la figuration, voire de l’illusionnisme ? Je prendrai quant à moi le parti d’en faire la lecture contraire. On connaît bien la fameuse formule d’Oscar Wilde selon laquelle c’est « la vie qui imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ». Ce qui voulait simplement dire que « ce que nous voyons et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés ». On pourrait remplacer ici le mot « vie » par le mot « nature » et le verbe voir par « photographier ».

Il est vrai que ce même Oscar Wilde décrétait obsolètes certains spectacles offerts par la nature « désormais passés de mode ». « Ils appartiennent, disait-il, au temps où Turner était le dernier mot de l’art. Les admirer aujourd’hui est un signe de provincialisme ». On doutera sérieusement du bien-fondé de cette affirmation, tout particulièrement au sortir de l’exposition.

 

 

 

Ciel noir avec Boudin
Jacqueline Salmon, Ciel noir avec Boudin,  75 x 60 cm, 2016 , d’après Eugène Boudin, Ciel pommelé (détail), 1848-1853, et photographie de J.S. ( la légende en bas à droite de la main de J.S. est manquante sur cette reproduction)

Exposition Jacqueline Salmon. Du vent, du ciel et de la mer… Musée d’art moderne André Malraux, Le Havre, 19 novembre 2016-23 avril 2017, commissariat : Annette Haudiquet.

Sources :

Les citations non référencées dans le texte sont de Jacqueline Salmon.

Jacqueline Salmon. Du vent, du ciel, et de la mer… Catalogue de l’exposition au MuMa, comprenant Vingt fausses notes établies par Michel Poivert, éd. MuMa, Le Havre, 2016

Jacqueline Salmon. 42.84 km2 sous le ciel, catalogue de l’exposition à l’hôtel des arts de Toulon, textes de Jean-Christophe Bailly, éd. Loco, 2016

 Jacqueline Salmon, Le temps qu’il fait/Le temps qu’il est, catalogue de l’exposition à la Maison des arts Solange Baudoux, Evreux, texte de Michel Poivert, éd. La maison des arts Solange Baudoux, 2010

www.jacquelinesalmon.com

www.muma-lehavre.fr

Jacqueline Salmon, ou l’art d’avancer masquée, film de Teri Wehn-Damisch, 2015

et

Marinus Boezem, Fontaine de sable, in Land Art, film de Gerry Schum, 1969.

 Jean-Claude Lebensztejn, L’art de la tache, Introduction à la Nouvelle méthode d’Alexander Cozens, éd. du Limon, 1990

 Alexander Cozens, Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages, édition bilingue, trad. Patrice Oliete Loscos, texte Danielle Orhan, éd. Allia, 2005

Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, éd. Du Seuil, 1972

Sylvie Aubenas (sous la direction de), Gustave le Gray,1820-1884, BNF/Gallimard, 2002

 Oscar Wilde, Le déclin du mensonge, 1891, trad. Hugues Rebell, éd. Allia, 1998

Baudelaire, Curiosités esthétiques, 1868 ( pour l’expression « beautés météorologiques » dans un passage sur la peinture d’Eugène Boudin).

 Images :

Photographies de l’auteur, et images empruntées au site de Jacqueline Salmon.